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Enseignantes remarquables

Photo en gros plan de Karina Gauvin, soprano, le sourire aux lèvres. Elle porte un chapeau en léopard et a relevé le col de son manteau. Elle a les yeux fermés et la tête rejetée en arrière.

Karina Gauvin

La grande soprano Karina Gauvin chante les louanges d’Eva Lalonde et de Lucie Gauvin, deux enseignantes qui ont su lui montrer l’importance de vivre dans l’authenticité.

De Véronique Ponce
Photos : Michael Slobodian

Quand elle parle, sa voix est un murmure d’une douceur infinie qui ne dévoile en rien son énorme talent de soprano. Car entendre Karina Gauvin, en entrevue ou sur la scène, c’est ne pas l’oublier. Les critiques du monde entier ont acclamé sa voix envoûtante et l’exceptionnelle étendue de son registre vocal. Elle a chanté avec les plus grands orchestres et ensembles du monde entier, a remporté les prix les plus prestigieux et s’est illustrée aux plus grands concours de chant internationaux. On ne compte plus les enregistrements qui ont immortalisé sa voix. Mais c’est en toute simplicité et avec un plaisir évident que cette grande dame se remémore son enfance sur les bancs de l’école, période de sa vie qui fut un tournant décisif dans sa carrière, et les enseignantes qui ont contribué à son succès.

Originaire du Québec, la famille Gauvin a déménagé à Toronto quand Karina avait 4 ans. «Je ne parlais pas du tout anglais quand je suis arrivée», se souvient Karina Gauvin, qui a fréquenté l’école élémentaire catholique Sainte-Madeleine, puis l’école secondaire Étienne-Brûlé. Sa mère, Lucie Gauvin, était alors enseignante itinérante. Pendant vingt ans, elle s’est déplacée d’école en école, par tous les temps, pour diriger la chorale et enseigner la musique, notamment à Sainte-Madeleine. Pour Mme Gauvin, il était très important que sa fille entretienne son français. «Elle insistait beaucoup là-dessus. Elle savait bien qu’en situation d’immersion totale, dans une province anglophone, j’allais apprendre l’anglais très rapidement. C’était surtout important de cultiver mon français», se souvient Karina Gauvin.

Ses souvenirs sont vivides et frais, et il n’est pas difficile d’imaginer la petite Karina, cadette de trois enfants, apprenant l’anglais en chantant avec sa sœur les jingles à la télévision. «C’est drôle à dire, mais on a beaucoup appris la langue comme ça. C’est dommage, on n’entend plus vraiment ça, de nos jours, les jingles», fait-elle remarquer. «Quand nous sommes arrivés à Toronto, en 1970, il n’y avait qu’une émission en français à la télévision, qui passait le dimanche matin», d’ajouter Lucie Gauvin.

Photo de Karina Gauvin.Photo de Karina Gauvin, enfant.Photo de Lucie Gauvin, enseignante et mère de Karina Gauvin.
De gauche à droite : Karina Gauvin aujourd’hui; Karina et son enseignante (sa mère) Lucie Gauvin, en 1975

Enfant manifestement sensible et faite pour le monde des arts, Karina a trouvé chez ses enseignantes le sentiment de protection dont elle avait besoin. Elle demeure d’avis qu’il est important, dans le développement des enfants, de sentir que les enseignants les protègent, car s’ils se sentent épaulés, ils sont plus aptes à prendre des risques dans leur développement scolaire. «Les enseignantes que j’ai aimées étaient des femmes qui avaient une nature maternelle. J’avais besoin de ça peut-être. J’ai eu beaucoup d’excellents profs, dont ma mère, mais je me souviens surtout d’Eva Lalonde.»

Originaire de Sudbury, Eva Lalonde a déménagé avec son mari (lui aussi enseignant) à Toronto en 1973, où elle a obtenu un poste à l’école élémentaire catholique Sainte-Madeleine. Cette même année, Karina entrait dans sa classe de 4e année. Mme Lalonde a tout de suite impressionné ses élèves par son visage souriant et ses manières directes et franches. Alors qu’elle se cherchait encore, la jeune Karina a été attirée par son énergie incroyable. «Mme Lalonde avait beaucoup d’enthousiasme pour ce qu’elle enseignait. Je pense que c’était cela, sa grande qualité, ainsi que sa générosité auprès de nous, les élèves», souligne la cantatrice. Lucie Gauvin est du même avis : «C’était ma collègue et une enseignante extraordinaire. Elle avait un talent naturel. Elle faisait tout pour ses élèves».

Comme nombre d’enfants qui peuvent décoder instinctivement la véritable nature des gens, Karina avait senti la sincérité profonde qui émanait de son enseignante et qui se dévoilait dans son sourire et son visage bienveillant. «Quand quelqu’un sourit beaucoup et est très enthousiaste, c’est de la générosité : on offre de soi-même, on ouvre son cœur, et ça, les enfants le sentent immédiatement», dit-elle.

On le sait, les enfants perturbateurs peuvent accaparer l’énergie des enseignants, parfois au détriment des enfants calmes et introvertis, qui passent inaperçus et ne reçoivent peut-être pas toute l’attention qui leur est due. «Eva Lalonde était très attentive aux besoins de Karina, de dire sa mère. C’était une enfant sage, sérieuse et introvertie, qui avait en quelque sorte une vie intérieure. Elle est allée la chercher et lui a fourni le soutien dont elle avait besoin.» À l’époque, Karina n’était guère passionnée par l’école et ses notes en souffraient. «Eva était tellement bonne enseignante que Karina réussissait à apprendre quand même», ajoute-t-elle.

Même après quarante ans, Eva Lalonde se souvient de son ancienne élève : «Karina était généreuse, attrayante, aimable, sensible, souriante, dévouée, travaillante, ambitieuse et aspirait toujours à la perfection».

Alors qu’elles s’étaient connues à Toronto, l’enseignante et l’élève se sont retrouvées bien des années plus tard quand le hasard de la vie les a fait déménager à Montréal, il y a dix ans. Elles habitent maintenant à deux coins de rue l’une de l’autre. La carrière de Karina Gauvin l’amène à voyager souvent à travers le monde. Mme Lalonde va parfois entendre son ancienne élève chanter quand elle est de passage à Montréal : «Mes souvenirs d’elle comme élève reflètent bien la personne qu’elle est aujourd’hui. Je crois qu’elle est en train de réaliser ses rêves. C’est une femme formidable!»

«Un enfant qui ne réussit pas, c’est un enfant qui n’est pas stimulé comme il le devrait.»

Mme Lalonde connaissait bien Lucie Gauvin et elle applaudit l’engagement dont elle a fait preuve dans l’éducation de sa fille. Karina Gauvin affirme que sa mère était une enseignante-née, très empathique, qui était très aimée de ses élèves et avait à cœur leur rendement. Elle s’inquiétait aussi quand ils ne réussissaient pas aussi bien qu’ils l’auraient dû. «Elle était persuadée qu’un enfant qui ne réussit pas, c’est un enfant qui n’est pas stimulé comme il le devrait.»

Or, quand elle s’est aperçue que le rendement scolaire de Karina laissait à désirer, Lucie Gauvin s’est mise à la recherche de l’activité capable de stimuler sa fille et lui a fait essayer le ballet, le patinage, la peinture, l’art dramatique et d’autres activités. Elle-même et son mari avaient étudié le chant au conservatoire. «Il y avait de la musique dans la maison du matin au soir, et toutes sortes de musique : cela allait du Wagner à Charlebois, en passant par Nana Mouskouri», se souvient Lucie Gauvin. Un jour, elle est tombée sur une annonce pour une audition avec le chœur d’enfants de la Compagnie nationale d’opéra du Canada et y a inscrit sa fille. Karina a tout de suite décroché une place avec les choristes professionnels. «À partir de ce moment-là, se souvient la cantatrice, j’ai été très stimulée. J’ai retrouvé confiance en moi. Mes notes ont changé du tout au tout à l’école. J’étais passionnée, j’étais enthousiaste, et donc cela a enfin eu l’effet voulu que ma mère recherchait.»

«Je pense que ma formation d’enseignante m’a aidée à comprendre que Karina avait besoin d’être stimulée, mais je le savais naturellement aussi», fait remarquer sa mère. Sa passion, Karina l’avait trouvée et pouvait la vivre, le cœur ouvert, comme elle avait vu Eva Lalonde le faire, mais aussi sa mère. Car il était clair que Lucie Gauvin aimait enseigner : «J’ai bien aimé mon métier, dit-elle. C’était vraiment agréable. Les enfants aiment chanter».

Les conditions à la maison et à l’école étaient réunies pour paver la voie de la réussite. C’est ce partenariat qui a créé le cadre nécessaire pour provoquer un déclic dans la vie de l’élève.

Karina aimait chanter dans la chorale de l’école, sous la direction de son enseignante, qui était aussi sa mère, mais le chœur des enfants de la Compagnie nationale d’opéra du Canada lui a permis d’avoir son propre univers : «J’aimais chanter dans la chorale de l’école, mais quand j’ai trouvé cette autre chorale, celle-là était vraiment à moi. C’était un monde où ma mère n’était pas. C’était la différence. C’était aussi un autre genre de musique. Cela m’a fait découvrir un monde énorme».

Lucie Gauvin ne choyait pas Karina plus qu’un autre élève, mais elle était très présente dans sa vie, par la force des choses. «Ma mère était très aimée de ses élèves et elle était ferme, explique sa fille. Elle était même très ferme. Et elle était probablement ultra-ferme avec moi, car elle ne voulait pas que les autres enfants pensent qu’elle me faisait des passe-droits. Et donc il y a eu des moments où c’était totalement l’inverse! C’était parfois très difficile pour moi.»

Lucie Gauvin ne se souvient pas d’avoir été consciente qu’il était difficile pour sa fille d’être dans sa classe, mais elle ne voulait pas non plus avoir l’air de la traiter différemment des autres élèves. «Je ne voulais pas qu’elle se fasse donner des volées par les autres enfants parce que c’était moi qui dirigeais la chorale. Malgré tout, il y avait des enfants qui lui tapaient dessus à cause de moi, et cela me faisait beaucoup de peine. Elle était douce, très très douce et, en plus de cela, talentueuse. Et les enfants talentueux qui sont un peu différents des autres ne s’intègrent pas toujours bien dans les classes. Je ne pense pas que c’est vraiment différent aujourd’hui.»

«Les enseignants qui m’ont marquée étaient sincères et authentiques.»

Karina Gauvin insiste sur la responsabilité parentale et parle du rôle que, d’après elle, doit jouer la famille dans l’éducation. «Je pense que la tâche des enseignants est tellement grande; on leur en met beaucoup sur leur dos, mais les parents ont aussi une part de responsabilité dans l’éducation de leurs enfants, ils ne peuvent pas s’attendre à ce que les enseignants fassent tout.» Elle est d’avis que le savoir-vivre, par exemple, s’apprend en famille, et ses parents étaient stricts sur ce point.

«Les parents doivent inculquer les notions de base, dit-elle, les plus importantes dans la vie : les bonnes manières, le respect des autres. Cela s’apprend à la maison et se pratique à l’école.»

Elle reconnaît aussi qu’un enseignant de 4e année a beaucoup de différentes matières à enseigner dans une journée, et que c’est une tâche énorme. «Les enseignants ne peuvent pas être bons dans tout. Chaque personne a les qualités qui lui sont propres.» Elle-même, un jour, avait été piquée au vif par le metteur en scène d’un opéra qui l’avait jugée trop ronde pour un rôle, comme si la taille de son costume devenait plus importante que sa voix. À une journaliste de La Presse qui l’interrogeait à ce sujet, elle a dit : «Je suis prête à donner le meilleur de moi-même, mais je suis d’abord une chanteuse. C’est par ma voix et mon cœur que ça passe», affirme Karina Gauvin. On comprend que la pression d’être tout à la fois est grande, sur la scène (comme dans la salle de classe), et Karina Gauvin dit connaître des cantatrices qui ont perdu leur voix à essayer de rentrer leur corps dans un moule.

De là à dire qu’un enseignant risque aussi de perdre ses meilleures qualités à essayer d’être tout pour tout le monde, il n’y a qu’un pas. «Chacun a sa responsabilité. C’est une énorme responsabilité d’avoir un enfant. Le parent doit se demander ce qu’il peut faire pour inspirer son enfant à se lancer dans la vie et se sentir un être humain complet et accompli.

«L’important, c’est d’être authentique. Les enseignants qui m’ont marquée étaient sincères et authentiques.» Elle est d’avis qu’on ne peut pas demander à un enseignant d’exceller dans toutes les matières. «Certains peuvent être excellents et créatifs en mathématiques et peut-être moins inspirés pour les projets artistiques. Pour d’autres, c’est l’inverse.»

Karina Gauvin éclate de rire quand on lui demande quelles étaient ses matières favorites : «Certainement pas les mathématiques! Certains élèves sont forts en maths; ce n’était pas mon cas. »

S’ouvrir, savoir donner de soi, montrer son enthousiasme et sa passion, être généreux sont autant de qualités nécessaires à une bonne enseignante, mais aussi à une artiste de renommée mondiale! Deux enseignantes en particulier ont touché le cœur de Karina Gauvin et c’est avec son cœur qu’elle parle d’elles : «Après ma mère, Eva Lalonde est la première enseignante que j’ai aimée… d’amour, car quand on est enfant, on aime d’amour. J’ai senti qu’elle donnait de son cœur. Les gens qui nous marquent dans la vie, ce sont les gens qui nous donnent de leur cœur. Eva Lalonde était, et est toujours, une personne d’une très grande générosité». Et c’est en suivant cet exemple remarquable que Karina Gauvin pratique son art : «J’ai toujours essayé de chanter du cœur, parce que, pour moi, tout commence là».

Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).

Une voix en or