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Enseignant remarquable

Photo d’Alvin Leung, juge de l’émission MasterChef Canada de CTV. Il se tient debout, les bras croisés, au milieu d’une cuisine commerciale. Des flammes s’élèvent d’un poêlon.

Le goût du succès

Alvin Leung, chef bien connu des gastronomes avertis, fait l’éloge d’un enseignant qui a marqué sa vie et qui l’a aidé à sortir de sa coquille.

De Richard Ouzounian
Photos : Markian Lozowchuk; Coiffure et maquillage : Buffy Shields, Judy Inc.

Le célèbre chef Alvin Leung a le vent en poupe. Avec ses quatre étoiles Michelin, ses deux restaurants haut de gamme à l’étranger et son tout nouveau restaurant torontois offrant des plats qui font saliver, difficile à croire qu’il a coiffé la toque de cuisinier il y a à peine 12 ans. En fait, tout dans cet homme plus à l’aise dans le concret que dans l’abstrait dénote une confiance en soi calculée. Même si ces traits de caractère définissent M. Leung, le juge à la fois équitable et redouté de l’émission MasterChef Canada de CTV, il y a quelque part derrière ses verres bleus fumés le jeune garçon timide de Scarborough qui avait du mal à trouver sa voie à l’école.

En 1965, la famille Leung arrive au Canada et s’installe en banlieue. «Nous étions la seule famille asiatique de notre quartier, se souvient-il. Quand nous sommes arrivés de Hong Kong, je ne parlais pas un mot d’anglais. Je me suis amélioré avec le temps, mais ça a été difficile au début.»

Cette année-là, le jeune Alvin s’est vite rendu compte qu’il n’était pas le seul à découvrir un territoire inconnu. Le hasard a bien fait les choses parce qu’il a été placé dans la classe de 5e année de Wayne Ellis. La première année qu’ils passèrent à la Highland Heights Junior Public School de Toronto allait se révéler cruciale dans leur vie, mais tous deux n’allaient en prendre conscience que beaucoup plus tard.

Fraîchement diplômé en enseignement, M. Ellis se souvient bien du début de sa carrière, pendant la période Hall-Dennis, soit une période marquée par des réformes majeures du système d’éducation de la province. À l’époque, il enseignait une des quatre classes mobiles et, parfois, différentes unités pédagogiques dans une école grouillante d’activité. On ne lui aurait pas reproché d’avoir oublié quelques noms ou visages, mais M. Ellis jure qu’il se souvient d’un enfant en particulier : «Je ne dirais pas qu’Alvin était sociable, il était plutôt réservé en raison de ses connaissances limitées en anglais, mais il était impossible de ne pas remarquer l’intelligence dans ses yeux.»

C’est l’impétuosité du jeune enseignant qui a laissé un souvenir indélébile à Alvin Leung. «Il était différent des autres enseignants, dit l’innovateur culinaire. Il était très populaire parce qu’il était très drôle. Il avait un truc pour faire un bruit de corne, demandez-lui de vous en parler!»

Photo du chef Alvin Leung en compagnie de Wayne Ellis, son ancien enseignant de 5e année. Ils sont debout, de chaque côté d’un comptoir, dans la cuisine du restaurant d’Alvin Leung.
Le chef Alvin Leung rattrape le temps perdu avec son ancien enseignant de 5e année, Wayne Ellis, à Toronto, dans son nouveau restaurant R&D. Ils en ont profité pour savourer les délices du succès… et un exquis repas de fine cuisine.

«Mon truc de la corne?, dit M. Ellis, tout d’abord interloqué. Ah oui! Il parle de ma trompette imaginaire! Je soufflais des coups de trompette pour attirer l’attention des élèves.» Quarante-trois ans plus tard, il en fait la démonstration, recréant avec ses lèvres le son de l’instrument de manière fort réaliste, en soufflant dans ses mains.

«Vous savez, je crois que c’est de lui que j’ai hérité mon sens de l’humour, plaisante M. Leung. J’ai appris qu’être rigolo peut nous protéger, apaiser les tensions et même amener les gens à nous aimer.»

Emballé à l’idée que son côté bouffon puisse avoir déteint sur celui qui s’est proclamé le Demon Chef (l’anglais Demon vient du grec Daimon qui signifie «bon esprit»), M. Ellis fait un parallèle avec sa propre expérience. «Je viens d’une famille pauvre mais unie de Terre-Neuve. Mon dynamisme vient de mon père, un homme assidu au travail et très drôle. Il m’a enseigné que l’humour pouvait rapprocher les gens. Je suis content d’avoir pu transmettre cette leçon à Alvin.»

Avant de faire son entrée dans le monde de la gastronomie, M. Leung a été ingénieur pendant 20 ans. Les compétences techniques qu’il a développées durant cette période et son sens de l’aventure en cuisine ont sûrement inspiré son approche «X-Treme Chinese». En fait, on pourrait dire que ses expérimentations culinaires ont commencé à mijoter à l’école.

«Je n’oublierai jamais le jour où M. Ellis, durant une leçon de science, a fait une expérience avec un ballon, une bougie et une bouteille de lait, dit M. Leung. Cela a créé un vide qui a aspiré le ballon dans la bouteille.»

«C’est un vieux truc qui a toujours réussi à surprendre les élèves!», explique l’ancien enseignant de 5e année.

Quand M. Ellis a demandé aux élèves comment sortir le ballon de la bouteille, le jeune Alvin a immédiatement levé la main et répondu d’un ton triomphant : «Avec un aspirateur!».

Ce n’était peut-être pas la réponse qu’attendait M. Ellis, mais il lui aurait sans doute donné des points de plus pour sa créativité et un A pour la rigolade.

Autant M. Ellis aimait rire, autant il savait quand il fallait être sérieux. C’est pourquoi, quand est venu le temps de la première réunion parents-enseignants à Highland Heights, le directeur de l’école à l’époque, Don MacKenzie, a mis en garde M. Ellis quant au fait que le père d’Alvin pouvait être difficile.

«Le moment venu, j’ai pesé chacun de mes mots avec soin. J’ai dit à M. Leung qu’Alvin était un garçon vif d’esprit qui avait besoin d’être tiré de sa réserve, mais qu’il avait beaucoup de potentiel. J’ai ensuite éclairci ma voix et ajouté nerveusement : “J’aimerais maintenant parler des points où Alvin pourrait s’améliorer. Il est parfois un peu paresseux.”»

M. Ellis reprend avec un rire : «M. Leung s’est assis bien droit sur sa chaise, s’est penché vers moi et a mis son coude droit sur le bureau avant de secouer l’index en me disant : “M. Ellis, vous vous trompez. Alvin est toujours paresseux!”

L’opinion du père d’Alvin pesait lourd dans la famille. «Cela m’a aidé à réaliser pourquoi Alvin était si timide au début,mais je savais que je pouvais l’aider à sortir de cette réserve.»

«On ne peut pas être l’ami des élèves, mais on peut être amical avec eux. Je n’ai jamais été autoritaire ni méchant. Je n’ai jamais crié ni perdu mon calme. C’est inutile.»

M. Ellis a passé du temps avec son élève pour l’aider. Et ce temps et la passion qu’il y a mis n’ont pas échappé à Alvin Leung. «J’étais loin d’être le chouchou, dit le restaurateur. M. Ellis a laissé les choses suivre leur cours. Il a parfois été sévère, quand j’en ai eu besoin ou quand j’étais paresseux ou distrait. Mais j’ai toujours senti qu’il avait mon intérêt à cœur. Il m’a vraiment influencé.»

«On ne peut pas être l’ami des élèves, mais on peut être amical avec eux, explique M. Ellis. Je n’ai jamais été autoritaire ni méchant. Je n’ai jamais crié ni perdu mon calme. C’est inutile. Mais je n’étais pas bonasse non plus.

«Je me souviens d’avoir dit à Alvin : “Personne n’est parfait. Nous faisons tous des erreurs et moi aussi. Mais la ligne est mince et si tu traverses cette ligne, il y aura des conséquences.”»

Quand Alvin Leung a commencé l’école intermédiaire, il a perdu contact avec son enseignant. Ce n’était qu’une question de temps, toutefois, avant que le hasard s’en mêle à nouveau. «Quand j’ai vu Alvin Leung à la télévision la première fois, je me suis demandé si c’était bien le même petit Alvin que j’avais connu. Je me suis dit : “Il lui ressemble tellement, mais il est tellement différent, si confiant, cela ne peut pas être lui.”»

C’est alors qu’il a reçu un appel en février qui, non seulement l’avisait qu’un ancien élève voulait lui rendre hommage, mais qui confirmait aussi que l’homme à la télévision était bel et bien Alvin Leung. M. Ellis a éprouvé un frisson de joie quand il a appris à quel point ses leçons ont été durables.

À peine deux mois plus tard, M. Ellis était assis dans un nouveau restaurant branché du centre-ville de Toronto en face d’un élève qui se trouvait dans sa classe, il y a plus de 40 ans. Pour Wayne Ellis et Alvin Leung, le succès n’a jamais eu si bon goût.

Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).

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