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Enseignants remarquables

Photo d’Yann Martel, auteur à succès, assis sur un tabouret. Il est appuyé sur le rebord d’une fenêtre et regarde directement le photographe.

Le Roi-philosophe

L’auteur à succès Yann Martel rend hommage aux enseignants qui l’ont aidé à préparer son cheminement littéraire jusqu’à L’Histoire de Pi.

De Russell Smith
Photo : Andrew Querner

Yann Martel est l’un des auteurs les plus connus. Non seulement son roman L’histoire de Pi, paru en 2001, s’est-il vendu à plus de 12 millions d’exemplaires, mais il a aussi été adapté au cinéma dans un film oscarisé, a remporté un prix Man Booker et a été présélectionné pour la compétition Canada Reads de la CBC. Difficile d’expliquer l’omniprésence de cette œuvre, dont l’aventure marie fantaisie et philosophie, qui attire des lecteurs d’horizons divers, des ambulanciers aux marchandes de fleurs en passant par les comptables. Malgré le succès, M. Martel fait preuve d’une grande humilité; il mène une vie paisible à Saskatoon et ne perd pas l’occasion d’attribuer son succès à son éducation plutôt qu’à son génie.

Les enseignants, dit-il, l’ont toujours inspiré. Ils ont nourri son esprit et lui ont permis de faire le grand saut dans le monde de la littérature. Selon lui, leur travail est sous-évalué en Amérique du Nord. «Ce que j’aime en Inde, dit ce grand voyageur, c’est le principe du gourou. Le gourou est un enseignant, et l’enseignant est vénéré; ça devrait être la même chose en Occident, car il n’y a rien de plus important.» Il est donc peu surprenant que le personnage principal de L’histoire de Pi – qui est indien – se réjouisse d’avoir eu quelques bons enseignants dans sa jeunesse; des hommes et des femmes qui l’ont aidé à sortir de son marasme.

L’auteur à succès se souvient encore des trois enseignants qui ont marqué ses années au secondaire : Ron Saunders (géographie), Brian Harvey, EAO (latin) et Tom Lawson (anglais).

M. Martel a croisé MM. Saunders et Harvey à la Ridgemont High School, en banlieue d’Ottawa, école qu’il a fréquentée de 1978 à 1980. C’est là qu’il a réalisé que les enseignants qui nourrissaient sa curiosité étaient ceux qui éprouvaient un grand intérêt pour le monde physique et son histoire.

Collage de trois photos. Du coin supérieur droit, en tournant vers la droite : Tom Lawson, Brian Harvey et Ron Saunders.
Du coin supérieur droit, en tournant vers la droite : Tom Lawson, Brian Harvey et Ron Saunders.

Ron Saunders, qui enseignait à Ridgemont depuis 29 ans, a laissé une forte impression sur M. Martel, qui n’a pas oublié ses leçons sur les puits artésiens ni les exemples concrets et courants dont il se servait. «J’adorais la géologie, affirme-t-il, surtout parce que M. Saunders était un excellent enseignant. Il était animé, s’exprimait clairement et utilisait des diagrammes.» M. Martel se souvient encore des trois principaux types de roche : sédimentaire, métamorphique et ignée. Et son amour de la nature continue d’influencer ses ouvrages très philosophiques, où la flore et la faune d’îles tropicales sont nommées avec exactitude.

M. Saunders, qui se souvient de son ancien élève comme d’un garçon silencieux, curieux et respectueux, favorisait une approche pratique de l’enseignement afin d’aider les élèves à retenir le vocabulaire. Il faisait circuler les roches en classe pour que tout le monde puisse les toucher. «Quand les élèves peuvent toucher les matières, ils retiennent plus facilement les concepts.»

Une autre astuce était de donner vie à ses objets à l’aide d’exemples concrets. «Si un volcan venait d’entrer en éruption, disons en Islande, je mettais le manuel de côté et me servais de cet exemple pour donner ma leçon. J’ai toujours été d’avis qu’un exemple concret avait un plus grand effet.»

Né en Espagne de diplomates canadiens et trilingue de surcroît (le français est sa langue maternelle), et provenant d’une famille ayant beaucoup voyagé, le jeune Yann se passionne pour la géographie. D’ailleurs, l’action de tous ses romans, dont Paul en Finlande et Béatrice et Virgile, se déroule à l’étranger.

«Les écrivains doivent s’intéresser au monde, affirme Yann Martel. L’écriture, c’est explorer le monde et ses peuples. Il faut s’y intéresser.»

Même son intérêt pour le latin était attribuable à l’histoire autant qu’à la langue. Brian Harvey, a donné le cours de latin de l’Université de Cambridge à Ridgemont en adoptant une approche sociolinguistique qui fait découvrir aux apprenants la vie quotidienne d’un ménage romain. «M. Harvey était très enthousiaste, dit l’écrivain. Certains trouvent l’apprentissage du latin inutile, mais c’était ma matière préférée.» M. Martel se souvient des personnages qui prenaient vie dans son cahier d’étude : Caecilius, le père, Metella, sa femme et Grumio, le cuisiner espiègle. Ils ont inspiré les personnages hauts en couleur qui ont fait la richesse de ses œuvres.

Le latin avait d’autres applications pratiques pour Yann Martel. M. Harvey avait parlé de l’important rôle qu’ont joué les langues classiques dans l’enrichissement du vocabulaire courant. «J’ai passé un temps fou sur les dérivations lexicales», dit-il. M. Martel acquiesce, expliquant que ça lui a permis d’apprendre la structure de l’anglais. Pour rendre ses leçons encore plus amusantes, M. Harvey amenait ses élèves dans d’autres écoles pour participer aux journées «latines», une occasion pour eux de porter des toges et de reconstituer une compétition romaine. M. Harvey développait à la fois l’imagination et les compétences linguistiques.

En effet, M. Martel insiste sur le fait que son choix de carrière n’a pas été influencé par ses études linguistiques, mais par tout le reste. Au Canada, la plupart des auteurs sont des diplômés de programmes de littérature anglaise, mais pas M. Martel, qui a étudié la philosophie à l’Université Trent, à Peterborough. C’est plutôt un enseignant d’anglais du secondaire qui l’a conduit vers la contemplation. Après trois années à Ridgemont, Yann Martel a fait sa 12e et sa 13e année au Trinity College School, à Port Hope. Et c’est là qu’il a croisé la route du charismatique Tom Lawson, qui y a enseigné pendant 33 ans.

Exigeant, M. Lawson a apporté une nouvelle dimension à l’enseignement de l’anglais. «J’ai enseigné Nietzsche, Sartre, Kierkegaard et Bonhoeffer, se souvient M. Lawson, et je sais que Yann a adoré.»

«M. Lawson nous a enseigné bien plus que l’anglais, explique M. Martel. Il voulait qu’on aille plus loin dans notre réflexion.» M. Lawson avait introduit des théories provocatrices dans son cours d’anglais dans le but d’enseigner la rhétorique à ses élèves : «Je mettais en avant toute idée qui les encourageait à se servir de leur jugement.» Une fois, il a alarmé ses élèves en défendant farouchement l’existentialisme français. Il leur a dit que, selon Sartre, la vie est simplement ce qu’on en fait. Il a poursuivi en disant que, par exemple, chacun d’entre eux était libre et qu’il ne pouvait les empêcher de sortir de la classe s’ils le voulaient. Et, effectivement, un garçon s’est levé, s’est rendu au bureau de la direction et a dit : «M. Lawson m’en apprend plus sur moi-même que sur l’anglais!»

«Les enseignants travaillent si fort; en plus d’enseigner, ils nous servent de mentor; on se confie à eux. Ce sont des relations importantes dans nos vies.»

«J’étais plutôt fier de mon coup», dit l’enseignant retraité.

M. Lawson a aussi enseigné l’art oratoire et a fondé la Fédération canadienne des débats étudiants. Il appelait souvent ses élèves à rédiger des dissertations sur des sujets controversés, leur disant que son opinion sur le sujet n’avait aucune importance. Ce qui lui importait, c’était la qualité de leurs arguments. Cet exercice de rhétorique a changé leur façon d’envisager la langue.

L’idée de la rhétorique a-t-elle séduit ses élèves? Peut-être un certain Yann Martel. Dans L’histoire de Pi, par exemple, on ne sait jamais si le narrateur raconte une histoire vraie, la fin ambiguë nous donnant le choix d’y croire ou non.

Comment M. Lawson a-t-il réussi à provoquer des débats en classe? «Je disposais les chaises en cercle pour que personne ne se sente à l’écart ou ne demeure spectateur», explique-t-il.

C’était dans ce cercle que M. Martel a débattu les idées philosophiques qui ont influencé sa pensée et ses œuvres littéraires. Il se sent redevable à ceux qui l’ont motivé : «Les enseignants travaillent si fort; en plus d’enseigner, ils nous servent de mentors; on se confie à eux. Ce sont des relations importantes dans nos vies».

Les textures et les mécanismes du monde physique, la joie des mots étrangers et la puissance de la rhétorique. Grâce à Ron Saunders, Brian Harvey et Tom Lawson, un jeune homme curieux a découvert sa passion et est devenu l’un des plus grands auteurs canadiens.

Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).