La vice-présidente des médias chez Twitter inc., Kirstine Stewart, se souvient de Suzi Beber, une enseignante hors de l’ordinaire qui a joué un rôle important dans ses années formatives. Et c’est tout ce qu’il lui fallait pour grimper jusqu’au sommet des médias sociaux.
De Richard Ouzounian
Photo : Miguel Jacob
«Le passé m’a toujours intéressée davantage que l’avenir» [notre traduction], écrit Kirstine Stewart dans son autobiographie, Our Turn. Son dévouement pour ce que l’économiste canadien John Kenneth Galbraith appelle «l’art du possible» est une leçon que lui a inculquée Susan Beber, une enseignante anticonformiste, alors qu’elle fréquentait l’Acton High School.
Il y a 35 ans que Kirstine Stewart et Susan Beber ne se sont pas vues. Ces deux femmes sont arrivées au même niveau d’épanouissement personnel, et ce, même si elles ont emprunté des chemins fort différents.
Mme Stewart a grimpé les échelons d’une industrie peu orthodoxe, et elle mérite cette ascension qui a fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit de l’exemple classique d’une commis de bureau qui récolte le fruit de son travail. Première femme à la tête des services en anglais de la CBC, elle est maintenant vice-présidente des médias pour l’Amérique du Nord chez Twitter.
Quant à Mme Beber, elle est peut-être moins célèbre que son ancienne élève, mais son expérience n’en est pas moins impressionnante. À 26 ans, elle avait déjà été l’associée du chef de section avant de devenir directrice adjointe de la Burlington Central High School. Puis, lors d’une chirurgie de routine à la fin du printemps de 1993, une série de «mésaventures médicales» l’a laissée avec de graves blessures au cerveau et des défis de santé quotidiens la forçant à se servir d’un déambulateur.
C’est au cours de la seconde moitié des années 1990 que Mmes Stewart et Beber ont entrepris leur lutte respective. La première, pour se tailler une place au sein d’une industrie dominée par les hommes, et la seconde, pour réapprendre les gestes rudimentaires de la vie quotidienne.
«Le souvenir de Mme Beber a toujours été gravé en moi. Elle savait ce qu’elle faisait; elle accomplissait un travail extraordinaire et ne se laissait pas intimider, raconte Mme Stewart. Ellm’a toujours inspirée, surtout durant les moments les plus difficiles.»
Bien que Mme Beber admette que sa lutte physique a provoqué certains trous de mémoire, elle se souvient toutefois de Kirstine Stewart, à Acton. «Mes souvenirs ne sont pas tous très clairs, mais ceux-là le sont, affirme-t-elle. J’ai grandi avec peu d’assurance et sans penser que quelqu’un croyait en moi. Je ne voulais pas que l’un de mes élèves vive la même chose.»
Ce furent les faiblesses comme les forces de Kirstine Stewart qui ont plu à Mme Beber. «Elle était une élève brillante, mais elle n’était pas démonstrative. J’ai dû trouver un moyen de puiser ces qualités en elle, explique l’ancienne enseignante, chez elle, à Victoria, en Colombie-Britannique. Je ne me suis jamais fondue dans un moule pédagogique traditionnel. À quelque chose malheur est bon, et ce fut le cas pour Kirstine et moi.»
L’enseignante qui voulait se démarquer s’est retrouvée avec l’élève qui se démarquait. «J’ai sauté quelques-unes des premières années et on m’a toujours traitée différemment. Parfois, c’était agréable, parce que j’étais “spéciale”, relate Mme Stewart, mais, à d’autres moments, c’était difficile, parce qu’on me trouvait “bizarre”.»
Le terrain était propice à leur rencontre, laquelle ne pouvait tomber mieux, dans le cadre du programme de 10e année pour élèves doués. «Ce programme s’adressait aux élèves qui avaient obtenu une note très élevée au test de QI, mais qui avaient besoin d’un programme différent pour obtenir le meilleur rendement possible», explique Mme Stewart.
Mme Beber était bien équipée et prête à relever ce défi. «Pendant ma formation à l’Université York, j’ai appris que chaque élève a différentes particularités et que l’on doit traiter chacun d’eux comme une personne unique. J’ai aimé travailler avec les élèves qui avaient trébuché ou éprouvaient des problèmes de comportement. Puis, il y avait des élèves comme Kirstine, qui étaient brillants et prêts à apprendre, mais qui avaient besoin d’aide pour donner libre cours à leur créativité.»
Mme Stewart se souvient que ce programme était largement autodirigé. «On nous encourageait à faire les choses différemment, affirme-t-elle, à observer tout d’un point de vue différent.»
À cette fin, Mme Beber a utilisé plusieurs techniques qui sortaient des sentiers battus. «Je commençais par leur donner des citations, puis je leur demandais ce qu’elles signifiaient pour eux personnellement, puis dans un contexte plus large. Je donnais des cours intitulés “L’Holocauste”, “Le comportement humain” et “Le mystère et l’imagination”. Ils apprenaient des choses que l’on n’abordait pas dans des cours traditionnels.»
Un projet en particulier a marqué Mme Stewart. «J’ai analysé les paroles de la chanson Sympathy for the Devil des Rolling Stones en disposant chronologiquement les évènements historiques dont on parle dans la chanson. C’est ce genre d’activité qui nous a ouvert l’esprit aux possibilités infinies que représente toute œuvre d’art.»
En raison d’un emploi qui exige de passer un certain temps sous le feu des projecteurs, on ne s’étonne pas de voir Mme Stewart faire partie de la liste des personnes les mieux habillées. Elle remercie d’ailleurs son mentor du secondaire de l’avoir aidée à trouver son style : «Mme Beber n’était pas une enseignante conventionnelle. Elle ne cadrait aucunement avec les idées qu’on se fait du code vestimentaire d’un enseignant. Elle ressemblait à Debbie Harry du groupe Blondie. Elle avait des talons hauts, une coupe de cheveux rebelle et du superbe rouge à lèvres.»
Quand on lui a dit comment son ancienne élève l’avait décrite, Mme Beber a éclaté de rire. «Elle a entièrement raison! Je me souviens d’une journée où je portais des bas de nylon violets et des chaussures à talons hauts de la même couleur. On m’a demandé si je m’habillais comme ça pour enseigner tous les jours. J’ai répondu que non, que je portais parfois mes Converse.»
La différence de Mme Beber ne s’arrêtait pas à ses vêtements. «J’ai toujours laissé les jeunes m’appeler Suzi. J’ai toujours été d’avis que, s’ils devaient me respecter, ils respecteraient qui je suis et ce que je fais, et non un titre.»
Et elle avait raison. Kirstine Stewart éprouvait du respect pour Mme Beber, et ce respect perdure. De plus, elle est d’avis que son enseignante «à la mode» ne leur a pas enseigné que l’importance de l’image que l’on a de soi, mais aussi celle de savoir qui l’on est.
«J’ai toujours laissé les jeunes m’appeler Suzi. J’ai toujours été d’avis que s’ils devaient me respecter, ils respecteraient qui je suis et ce que je fais, et non un titre.»
«Parfois, il faut une personne qui sorte de l’ordinaire pour ouvrir le cortège, déclare Mme Stewart. Trop souvent, on récompense les femmes parce qu’elles se sont conduites en “bonne petite fille”, qu’elles ont levé la main et ont suivi les règles. Mme Beber nous a enseigné que, quand on donne aux jeunes femmes la chance de parler, de penser et d’être elles-mêmes, elles s’épanouissent.»
Mme Beber admet qu’après ses problèmes de santé, il lui a fallu beaucoup de courage pour se faire une nouvelle vie. Les chiens thérapeutiques ont pris une grande place dans sa vie en jouant le rôle de guide et de protecteur. En 2001, elle a fondé le Smiling Blue Skies Cancer Fund et a recueilli plus de 1,6 million de dollars pour le traitement du cancer chez les chiens et les chats. La femme qui a inspiré Kirstine Stewart, et une multitude d’autres, a reçu la Médaille du jubilé de diamant de la reine Élisabeth II en 2013 et a récemment reçu un doctorat honorifique de l’Université Guelph pour son travail caritatif.
Mme Stewart dit que le temps qu’elle a passé avec Mme Beber a été le plus formateur de sa vie : «Elle a reconnu quelque chose de spécial en moi et m’a encouragée. C’est tout ce qu’il fallait. Je pense à elle souvent et lui dois beaucoup.»
Mme Beber accueille cette pensée avec un long silence. Puis sa voix s’enroue d’émotion quand elle pense à sa carrière en enseignement dans les années 1980, au traumatisme qui l’a presque tuée dans les années 1990 et au monde merveilleux qu’elle s’est recréé. «On ne peut pas simplement fermer la porte, dit-elle. Il faut trouver un moyen de la rouvrir.» Et c’est exactement ce que Kirstine Stewart a fait.
Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).