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Enseignante remarquable

Photo de Paul-François Sylvestre, assis sur un sofa de velours vert, avec crayon et bloc-notes en main, dans une pièce au mur de briques à l’ancienne.

La lampe de poche

À quoi tient le succès? Ce sont les petites choses qui font la différence dans la vie d’un élève et qui l’aiguillent vers un avenir prometteur. C’est ce que sœur Agathange a su faire pour l’auteur franco-ontarien Paul-François Sylvestre, grâce à son leadership… et à une lampe de poche.

De Rochelle Pomerance
Photo : Markian Lozowchuk

Paul-François Sylvestre se souvient du Concours provincial de français de l’Ontario à son école dans les années 1960 comme si c’était hier : «C’était pour nous, les 8e année, et c’était énorme comme évènement. Ça comprenait une dictée, une analyse de texte et une improvisation orale. Les enseignants préparaient un élève pour représenter l’école au niveau régional et possiblement au niveau provincial.» L’action se déroulait à Saint-Joachim, près de Windsor, un village entièrement francophone où il n’y avait qu’une seule école, une seule paroisse et quelque 200 familles. Le père de Paul-François était contremaître chez General Motors, tandis que sa mère avait fondé l’Association des parents et instituteurs de l’école Saint-Ambroise(l’école du village), ainsi que la section locale de la Fédération des femmes canadiennes-françaises. «Je suis né dans une famille où le français était très important», souligne M. Sylvestre.

Ce matin-là, au déjeuner, jour de l’improvisation orale, la mère de Paul-François parle à ses enfants du nouveau président américain, John F. Kennedy. C’est un sujet d’importance puisque Saint-Joachim est collé à la frontière avec les États-Unis.

Rendu à l’école, Paul (comme on l’appelait à l’époque) est invité, comme chaque élève de 8e année, à se rendre au bureau de la directrice, sœur Agathange, qui est aussi son enseignante. «“Tu as cinq minutes pour me parler du président américain”, m’a-t-elle dit. Comme ma mère m’avait un peu parlé de Kennedy ce matin-là… »

Cinquante-cinq ans plus tard, M. Sylvestre semble toujours surpris du résultat de son improvisation orale. Surtout parce qu’à l’époque, il bégayait. «Un peu, pas énormément, mais je butais contre quelques mots. J’étais cependant bavard : j’avais toujours quelque chose à dire!»

En fait, Paul-François gagne le premier prix. Peut-être parce qu’il avait été seul avec sœur Agathange, et non devant toute la classe, ou parce qu’il s’était senti en confiance avec son enseignante, ou encore, comme le soupçonne M. Sylvestre aujourd’hui, parce que sa mère et sœur Agathange se connaissaient bien.

«J’ai eu de très belles années à l’élémentaire, et je me souviens du nom de chaque enseignante : sœur Hélène-du-Crucifix, sœur Louis-Philippe, sœur Léon-de-Rome et sœur Marie-Céline, qui mesurait six pieds, énumère-t-il. À l’époque, on les appelait les Sœurs Grises de la Croix. Aujourd’hui, ce sont les Sœurs de la Charité d’Ottawa.»

Mais celle qui l’a impressionné davantage, c’est sœur Agathange.

C’était une femme dynamique, précise M. Sylvestre. Elle m’a vraiment influencé, sans que je le sache. Je dirais que c’était une influence presque discrète, subtile. Juste par sa présence et sa façon d’agir, elle nous incitait à l’excellence, nous donnait confiance. Et elle m’a donné le goût de m’exprimer en français.»

Aujourd’hui, Paul-François Sylvestre est l’auteur d’une quarantaine de livres (des romans, des ouvrages sur l’identité et l’histoire franco-ontariennes et sur l’homosexualité), en plus d’être critique littéraire et chroniqueur historique pour plusieurs hebdomadaires francoontariens. Il est aussi le récipiendaire de nombreux honneurs pour sa contribution à la vie franco-ontarienne, dont l’Ordre de l’Ontario en 2008 et l’Ordre de la Pléiade en 2014.

Après sa 9e année à l’école Saint- Ambroise, il fait son cours classique au pensionnat des pères oblats, soit le séminaire de Mazenod, à Ottawa. Il poursuit des études en récréologie à l’Université d’Ottawa. Ensuite, il travaille pendant dix ans au gouvernement fédéral pour le Secrétariat d’État (aujourd’hui le ministère du Patrimoine canadien), avant de devenir rédacteur autonome; pour la Société Radio-Canada, qui lui commande un radio-roman en 39 épisodes, Terre natale, qui se déroule à Windsor; puis pour le Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, pour lequel il rédige l’histoire de plusieurs villages ontariens, dont Pain-Court, Grande Pointe, Mattawa, Casselman et Cornwall.

Portrait de sœur Agathange (Agathe Gratton), ancienne enseignante de Paul-François Sylvestre.
Sœur Agathange (Agathe Gratton) incitait ses élèves à l’excellence par sa présence et sa façon d’agir discrète et subtile.

Plus tard, il tient les postes de directeur de la maison d’édition L’Interligne et de rédacteur en chef de la revue Liaison, ainsi que de directeur du secteur franco-ontarien au Conseil des arts de l’Ontario.

Parmi les titres qu’il publie, citons Le Concours de français, une page d’histoire franco-ontarienne, qui est, selon son auteur, «un vrai who’s who de l’Ontario français» et dans lequel on trouve des personnalités qui ont fait leur marque dans plusieurs domaines, dont l’éducation, le droit, la politique, les arts et les sciences. Au lancement de cet ouvrage à Ottawa, en 1987, M. Sylvestre retrouve son enseignante de 8e année, qui a repris son nom, Agathe Gratton. Elle aussi a fait du chemin et est devenue la supérieure générale de toute la communauté canadienne des Sœurs de la Charité d’Ottawa, y compris des membres en Afrique, en Haïti, au Brésil, au Japon et aux États-Unis. «Elle a quand même gravi tous les échelons, d’enseignante d’école élémentaire jusqu’au poste ultime : PDG!», dit son ancien élève, toujours impressionné.

«Même à l’époque, c’était vraiment une femme extraordinaire. On sentait son leadership. » M. Sylvestre se rappelle qu’elle avait déjà cette qualité lorsqu’elle était directrice d’école. «Puisqu’il n’y avait pas de gymnase dans notre école, elle a converti le sous-sol du couvent en salle d’exercice, et même les religieuses y faisaient de l’exercice, vêtues de leur robe. Je pense que c’est la première fois que j’ai vu, à part ma mère et mon grand-père Sylvestre, qui était un homme très actif dans la paroisse, comment quelqu’un pouvait jouer un rôle de leader. Ma mère était active, mais c’était ma mère; je la voyais comme maman, et non comme leader!»

«Je dirais que c’était une influence presque discrète, subtile. Elle nous incitait à l’excellence, nous donnait confiance. Et elle m’a donné le goût de m’exprimer en français.»

Quand je lui demande si sa sœur jumelle, Paulette, qui était dans la même classe que lui, aurait des souvenirs de sœur Agathange, il hésite, puis sourit. «Je ne suis pas sûr qu’ils seraient si bons…» Il explique qu’un jour, en classe, sœur Agathange avait vu Paulette en train d’écrire sur la tranche de son dictionnaire et lui avait demandé ce qu’elle écrivait. «Paulette a répondu “Shake well before using!” sœur Agathange l’a prise par les épaules en lui disant : “Do you want me to shake well before using?” C’était une autre époque!»

Dans les années 1990 et 2000, lorsque M. Sylvestre prend contact avec celle que l’on appelle maintenant mère Agathe Gratton, elle est toujours heureuse de le revoir. «Jamais elle ne m’a fait sentir qu’elle était trop occupée pour me voir, qu’elle avait d’autres chats à fouetter. Chaque fois que je l’appelle, elle est toujours accueillante : “Oh, viens, Paul! Je suis tellement contente qu’on passe un peu de temps ensemble.”» Maintenant, à 92 ans, mère Agathe Gratton est à la retraite et a la santé fragile, mais M. Sylvestre continue de lui rendre visite chaque année. Il se souvient que, la dernière fois, ils ont dîné ensemble à la maison mère, à Ottawa.

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après le concours de français, Paul-François Sylvestre se rappelle-t-il le prix qu’il a reçu pour son improvisation orale? «Oui, absolument! On peut s’imaginer qu’on va remporter un dictionnaire ou un livre… mais c’était une lampe de poche! Longtemps après, ça m’est revenu. Cette institutrice m’a éclairé avec cette lampe de poche symbolique pour que je voie où je devais aller dans la vie.»

Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).