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Résoudre ses
conflits intérieurs

Réflexion sur des stratégies qui aideront les enseignants à surmonter leurs préjugés et à remplir leurs obligations professionnelles.

De Jennifer Lewington
Illustrations : Nicolas Ogonosky/Anna Goodson

Illustration d’une personne assise à un bureau sur lequel repose une feuille, des livres, un crayon et une tasse de café. Des images abstraites sortent de sa tête.

En tant que professionnels, les enseignantes et enseignants s’engagent à respecter des normes d’exercice strictes pour favoriser le succès des élèves. Or, comme le reste de la population, ils se reposent aussi sur leurs expériences, leur culture et, parfois, leur religion pour forger leur identité.

Le conflit entre les valeurs personnelles et les obligations professionnelles peut être un défi de taille pour les pédagogues, surtout lorsque leur point de vue ne s’harmonise pas aux attentes à l’égard de sujets délicats, comme l’éducation sexuelle, la gestion de classe, la promotion de la diversité de genre et de race, et l’inclusion des apprenants ayant des besoins particuliers. Selon les leadeurs en éducation, il faut reconnaitre et résoudre les conflits intérieurs pour parvenir à la satisfaction professionnelle.

«Il faut être soi-même et se montrer sincère et humain; c’est à mon avis la seule façon de connaitre une longue carrière en enseignement, affirme Cathy Bruce, EAO, présidente de l’Association canadienne des doyens et doyennes d’éducation et doyenne de l’École des sciences de l’éducation de l’Université Trent. Celles et ceux qui se trahissent ne font pas long feu.»

Elle ajoute qu’il est aussi important de faire preuve de professionnalisme et de traiter tous les élèves éthiquement. Il s’agit de leur permettre de s’épanouir dans leur individualité.

Mais que faire quand nos croyances contrastent avec les politiques du conseil scolaire?

Amy Kipfer, EAO, est une enseignante chevronnée de l’Avon Maitland District School Board, conseil scolaire reconnu pour ses efforts visant à mettre fin à la ségrégation des élèves présentant un handicap physique ou intellectuel. Alors qu’elle occupait le poste d’accompagnatrice, elle préconisait l’inclusion totale et appuyait les enseignants dans leur cheminement.

Tout commence par l’écoute. «Il faut être prêt à avoir un véritable tête-à-tête avec un collègue et à écouter ses préoccupations, affirme Mme Kipfer. À titre d’accompagnatrice, je me basais sur ses expériences avec des élèves ayant des besoins particuliers en vue de trouver des stratégies pédagogiques efficaces et de favoriser la réussite des élèves en classe.»

Si Christopher Alexander, EAO, qui enseigne au secondaire depuis 11 ans, partage le même objectif, il se dit néanmoins préoccupé par une politique qui, tout en étant bienveillante, ne convient pas toujours à tous ses élèves. «Notre but est de donner le meilleur aux élèves et d’obtenir le meilleur d’eux, dit-il. À l’époque, la politique d’inclusion totale ne me paraissait pas nécessairement favoriser cet objectif tout le temps. En fait, dans bien des cas, elle semblait faire l’inverse.»

M. Alexander, qui enseigne les sciences informatiques, la robotique et les affaires à St. Marys, en Ontario, se remémore des succès issus d’une collaboration avec des aides-enseignants que le conseil scolaire avait envoyés pour appuyer ses élèves présentant des difficultés d’apprentissage. Il met quand même en doute une approche totalement inclusive qui force les élèves en grande difficulté à être dans une classe ordinaire au lieu de profiter de séances de thérapie physique ou de compétences essentielles à l’extérieur de la salle de classe.

L’enseignant et son conseil scolaire visent le même objectif, soit trouver l’approche optimale pour l’enfant, mais ils ne s’entendent pas toujours sur la façon de faire. Pour appuyer tous ses élèves et résoudre ce conflit, M. Alexander s’en remet à deux stratégies, dont la bonne volonté et l’expérimentation. Dans sa salle de classe, une affiche disant «L’échec est une possibilité» (This could fail) encourage ses élèves à faire de leur mieux, même s’ils n’atteignent pas le résultat escompté. Il applique le même principe pour enseigner à tous, y compris à ceux qui ont des difficultés d’apprentissage. «J’ai les aptitudes qu’il faut pour essayer, et je suis prêt à faire de mon mieux.»

Sa deuxième stratégie? La transparence. «En entrevue, je suis candide et signale à l’employeur que, même si l’objectif est noble, le système n’est pas parfait à mes yeux. Je veux que l’employeur le sache d’entrée de jeu.»

Un conflit intérieur d’un tout autre ordre survient lorsqu’un enseignant se retrouve dans un contexte culturel qu’il connait mal, et dans lequel il éprouve des difficultés à s’ajuster. Selon Mireille Major-Levesque, EAO, surintendante de l’éducation du Conseil scolaire de district catholique des Aurores boréales, le plus gros conflit survient surtout lorsqu’un enseignant du système français passe de l’école d’une grande ville avec une vingtaine d’élèves d’une même année, à l’école d’une petite ville dans le Nord ontarien, où le peu d’inscriptions oblige à combiner plusieurs niveaux.

«C’est une tout autre façon d’enseigner avec tous ces élèves dans une même classe occupés à faire des choses différentes», dit-elle.

Les questions de discipline sont aussi une source d’angoisse pour les pédagogues chevronnés qui se retrouvent soudainement déphasés en raison de l’évolution des normes sociales. «Parfois, les enseignants ont des attentes diversifiées par rapport aux élèves et à leurs comportements», indique Amine Aïdouni, EAO, surintendant des écoles du Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario.

La question devient délicate lorsque les mesures disciplinaires rigides ont des conséquences involontaires; par exemple, lorsque les élèves noirs sont pénalisés plus sévèrement que les élèves blancs pour la même infraction.

Illustration d’une enseignante devait un tableau, devant des élèves levant la main. Des images abstraites sortent du tableau.

M. Aïdouni, qui est d’origine africaine et qui a été directeur d’école à l’élémentaire et au secondaire à Ottawa, se souvient d’une fois où des élèves noirs avaient une conversation animée dans le couloir d’une école. «Je voyais bien que certains enseignants les regardaient avec inquiétude, comme s’ils faisaient quelque chose de mal et qu’ils avaient besoin qu’on les surveille plus attentivement, raconte-t-il. Je les ai alors encouragés à rire et à plaisanter avec eux, à s’ouvrir à eux et à rompre la glace au lieu d’adopter une attitude méfiante et craintive.»

Cela permet d’établir des relations de confiance au lieu d’alimenter la peur et les idées fausses.

L’Ordre élabore actuellement, avec l’aide de concepteurs et d’instructeurs de cours menant à une qualification additionnelle, une ressource sur les pratiques visant à contrer l’oppression, qui encouragera les pédagogues à explorer de façon critique leurs croyances et leurs préjugés.

En effet, selon une étude américaine récente revue par des pairs, les pédagogues ne sont pas immunisés contre les préjugés raciaux, ce qui souligne le besoin de créer des formations et d’offrir de l’appui.

«Il n’est pas réaliste de penser que l’école est un endroit où les enseignants vont miraculeusement guider les élèves vers la création d’une démocratie libre de tout préjugé racial», indique Natasha Warikoo, sociologue-chercheuse et coresponsable de l’étude à l’Université Tufts, à Medford, au Massachusetts.

Elle estime que les enseignants efficaces se livrent à une réflexion sur leurs pratiques en matière de discipline et d’évaluation afin de contrer tout signe de discrimination inconsciente basée sur la race ou le genre, et ils invitent des collègues à venir les observer en classe. Les meilleurs pédagogues se posent la question : «Que puis-je faire pour appuyer les élèves que j’ai dans ma classe?»

Il y a plusieurs années, Alana Butler, EAO, enseignait les études sociales à titre de suppléante appuyant des élèves à risque dans une école secondaire de Toronto. Quand une élève, fière de sa réussite, est venue spontanément à sa rencontre pour la serrer dans ses bras, un collègue lui a reproché d’avoir ignoré la consigne de l’école concernant les accolades. Aujourd’hui professeure adjointe spécialiste des apprenants à risque et du succès scolaire à la Faculté d’éducation de l’Université Queen’s, Mme Butler précise qu’elle n’a jamais pris d’elle-même ses élèves dans ses bras, mais qu’il était inconcevable pour elle de repousser les marques d’affection d’un élève. Si elle conseille aux futurs enseignants de suivre les politiques de l’école, elle souligne que des études ont démontré la valeur thérapeutique des marques d’affection chez les élèves à risque.

Les pédagogues qui ne sont pas à l’aise d’enseigner des sujets délicats comme l’éducation sexuelle et l’identité de genre peuvent se tourner vers les ressources pédagogiques à leur portée. Pendant la polémique de l’année scolaire 2018-2019 sur la révision du curriculum d’éducation sexuelle de l’Ontario, Denise Handlarski, professeure adjointe de l’École des sciences de l’éducation de l’Université Trent, a créé six courtes vidéos pour conseiller les enseignants et apaiser leur anxiété. Elle insiste toutefois sur le fait que les enseignants sont obligés d’enseigner des sujets qui les dérangent parfois. «Quand on enseigne à l’élémentaire de la 1re à la 6e année, ou la 7e-8e année, on doit s’attendre à enseigner l’éducation sexuelle, dit-elle. Si vous refusez absolument de le faire, c’est que vous n’avez pas choisi la bonne profession.»

Il en va de même pour les obligations des pédagogues envers les élèves transgenres ou de genre non conforme.

«Le droit à une éducation publique sans discrimination, quelle que soit son identité sexuelle, l’expression de son identité sexuelle ou son orientation sexuelle, est enchâssé dans la loi», rappelle Lee Airton, professeur adjoint d’études sur le genre et la sexualité en éducation à la Faculté d’éducation de l’Université Queen’s et auteur de Gender: Your Guide, un guide sur la pluralité des genres et autres enjeux liés de la vie quotidienne.

Un membre de la profession qui a des idées bien arrêtées sur les pronoms de genre neutre se doit néanmoins de respecter la préférence d’un élève. «En tant qu’enseignant professionnel, vous devez vous efforcer de ne pas mégenrer vos élèves», rappelle Lee Airton.

Pour respecter les normes de déontologie de la profession enseignante, nos membres se doivent d’incarner l’empathie, le respect, la confiance et l’intégrité. Même si la question d’un élève sur l’identité sexuelle les met mal à l’aise, ils doivent se montrer chaleureux, faire preuve de compassion et agir (comme conseiller des ressources scolaires ou communautaires à l’élève) en vue d’apporter une aide véritable. «C’est le strict minimum», indique Lee Airton.

Les enseignants qui éprouvent des difficultés n’ont pas besoin de se sentir seuls, surtout s’ils font partie d’une école qui véhicule des valeurs positives, rappelle Andy Hargreaves, professeur invité à l’Université d’Ottawa et professeur-chercheur à la Lynch School of Education du Boston College.

«Certains défis sous-jacents ne peuvent être surmontés qu’avec une solide culture de collégialité. Une collaboration efficace a besoin d’un sens moral et, habituellement, d’un objectif clair et de structure. Mais elle a aussi besoin de solidarité, affirme M. Hargreaves. Or, solidarité ne veut pas dire conformité; c’est un alliage de confiance véritable et de grande ouverture d’esprit.»

La culture de la Resurrection Catholic Secondary School à Kitchener, en Ontario, qui accueille des élèves d’une centaine de pays, repose sur cette approche. L’an dernier, ses efforts de promotion du bienêtre ont été salués par l’Ophea (Association pour la santé et l’éducation physique de l’Ontario).

Selon Chris Woodcroft, EAO, alors directeur de l’école (et promu récemment au poste de surintendant de l’éducation du Simcoe Muskoka Catholic District School Board), il faut féliciter les enseignants de l’école qui ont su «créer une atmosphère de confiance propre à favoriser un dialogue ouvert sur les attentes». L’école suit le modèle d’éducation catholique, tout en faisant la promotion d’un langage neutre et en mettant en œuvre des stratégies favorisant l’inclusion des élèves immigrants («nous» et non pas «eux») et le respect des cultures autochtones.

«À Kitchener, notre personnel est fabuleux, mais nous avons tous, individuellement et collectivement, nos “angles morts” sur le plan moral, y compris des préjugés personnels et culturels inconscients», souligne Lisa Hodgkinson, EAO, chef du programme de religion et de vie familiale à l’école depuis neuf ans et enseignante principale d’études autochtones.

Il y a plusieurs années, un exercice sur la vérité et la réconciliation destiné au personnel de l’école l’a amenée à travailler avec des élèves et des ainés autochtones pour présenter leur culture. La réaction initiale, un mélange de curiosité, d’indifférence et d’hostilité, a ouvert la voie à des conversations difficiles qui ont mené à une meilleure compréhension de la vision du monde des Autochtones et de l’héritage du colonialisme au Canada.

Cette expérience a permis à Mme Hodgkinson d’apprécier pleinement le rôle de l’autoréflexion dans l’harmonisation des valeurs personnelles et du devoir professionnel. «Il est très important de prendre du recul et de procéder à une évaluation, affirme-t-elle. La réflexion sur le mandat du pédagogue est salutaire.»