Partagez cette page 

Pratiques exemplaires

Un devoir avant tout autre

Les enseignantes et enseignants agréés de l’Ontario ont l’obligation absolue de faire rapport lorsqu’ils soupçonnent qu’un enfant est maltraité ou négligé.

De Stuart Foxman
Photos : istock

Deux jeunes élèves et une enseignante regardant une image. Ils portent tous un masque.

L’hiver dernier, installée devant son écran sur lequel elle pouvait voir tous les enfants de sa classe virtuelle de maternelle, Jenny Chan, EAO, a remarqué qu’une élève jouait au lieu d’être attentive, ce qui est typique pour ce groupe d’âge. Soudain, elle a vu un adulte frapper l’élève à la tête.

Sous le coup, l’enfant est tombée de sa chaise. «J’étais sous le choc», affirme l’enseignante du Toronto District School Board.

Mme Chan a rapidement envoyé un message à l’éducatrice de la petite enfance qui codirigeait la classe pour confirmer ce qu’elle venait de voir. Elle a ensuite confié la classe à l’éducatrice, pendant qu’elle appelait la Société d’aide à l’enfance et avisait la direction de l’école.

Bien qu’elle ait été choquée d’avoir été la témoin d’une telle scène de violence, Mme Chan sait que trop d’enfants sont victimes de mauvais traitements et de négligence. C’est pourquoi elle connait si bien la recommandation professionnelle de l’Ordre sur le devoir de signaler.

Comme le souligne la recommandation, les membres de la profession enseignante doivent signaler directement à une société d’aide à l’enfance (SAE) tout soupçon qu’un enfant est maltraité. En vertu de la Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille, les SAE peuvent enquêter et, s’il y a lieu, prodiguer des services pour protéger les enfants. Ce devoir s’applique non seulement à nos membres, mais aussi aux autres professionnels qui travaillent auprès des jeunes, comme les travailleuses de la santé, les exploitants et le personnel de centres ou de programmes pour enfants, les agents de police et les avocates.

Le devoir de faire rapport supplante toutes les autres obligations de l’enseignant, et ce, même lorsqu’un élève révèle quelque chose en confidence. C’est sans équivoque, et la législation ontarienne prévoit qu’un membre peut être reconnu coupable de faute professionnelle et écoper d’une amende s’il manque à ses obligations à cet égard. En 2018, environ 150 000 enquêtes sur des allégations de mauvais traitements ou de négligence ont été menées en Ontario, d’après le Portail canadien de la recherche en protection de l’enfance.

Bien que cette obligation soit extrêmement claire, Mme Chan et deux autres enseignants de l’Ontario ont bien voulu nous faire part des leçons qu’ils ont tirées à la lecture de notre recommandation professionnelle.

«Je vous garantis que c’est un problème commun à toutes les écoles, affirme Andrew Kesteloot, EAO, qui travaille au service d’orientation de l’Arthur Voaden Secondary School à St. Thomas, en Ontario. Aucun segment démographique n’est épargné. Des élèves de tous les milieux sont touchés.»

Comme le rappelle la recommandation, il faut être à l’affut des signes de maltraitance et de négligence. S’ils ne sont pas les seuls à devoir s’acquitter de l’obligation de faire rapport, les pédagogues sont bien placés pour constater des changements de comportement chez leurs élèves au fil du temps, indique M. Kesteloot. «Lorsque quelque chose ne va pas, ça se sent; c’est le point de départ.»

Un élève enjoué est-il soudainement replié sur lui-même? Est-il devenu agressif ou récalcitrant? Son rendement scolaire a-t-il chuté rapidement? Autant d’indices qui éveillent les soupçons et montrent qu’une conversation avec l’élève s’impose.

Mais attention : un changement de comportement peut avoir une autre explication. Il faut donc éviter de sauter aux conclusions, tout en demeurant vigilant, indique Mary Elise Harold, EAO, directrice adjointe et enseignante en 1re-2e année à laSt. Augustine Catholic Elementary School, à Dundas (Ontario).

Un enseignant marchant dans un corridor. Il est entouré de quatre jeunes élèves. Ils portent tous un masque.

Mme Harold s’est acquittée de son obligation de faire rapport une dizaine de fois en près de 20 ans de métier. Elle a dû entre autres signaler le cas d’un élève du cycle intermédiaire qui avait commencé à négliger son hygiène, à porter des vêtements sales, à se présenter de temps en temps sans repas du midi et à s’endormir en classe. En présence d’un seul de ces facteurs, on ne peut pas nécessairement conclure à la maltraitance. Or, Mme Harold ne pouvait pas faire fi de cette accumulation de signes, d’autant plus qu’elle n’arrivait pas à communiquer avec le parent de l’élève.

«Les changements chez l’élève étaient déjà dramatiques, mais l’absence de réponse du parent en disait long», indique-t-elle. Elle a donc appelé la SAE, et la famille a pu obtenir l’aide nécessaire.

Les signes de mauvais traitements, qu’ils soient physiques ou comportementaux, ne sont pas toujours manifestes, mais il arrive qu’un élève se confie à un pédagogue avec lequel il a établi de bons rapports. Notre recommandation examine les fondements éthiques sur lesquels repose l’obligation de faire rapport (y compris l’empathie), l’engagement pour le bienêtre des élèves ainsi que la sollicitude dans l’exercice de la profession.

Andrew Kesteloot cherche à établir avec ses élèves des relations fondées sur le respect et l’épanouissement. Une telle approche, qui favorise l’efficacité du pédagogue, peut encourager les élèves à discuter de leurs problèmes.

Au fil de la carrière de M. Kesteloot, des élèves se sont confiés à lui après avoir été témoins de scènes de violence au foyer ou avoir été eux-mêmes victimes de mauvais traitements d’ordre physique de la part d’un parent. Dans un cas comme dans l’autre, le pédagogue faisait rapport à la SAE. À son avis, si un enseignant se montre digne de confiance et s’il fait preuve d’empathie, les élèves seront plus enclins à se confier.

Mme Harold ajoute : «Les enfants ont besoin de se sentir appuyés et protégés.» Un jour, le dessin qu’une élève lui a montré l’a alarmée, car il dépeignait une scène de violence. L’enseignante a parlé avec l’élève, ce qui l’a amenée à appeler la SAE. «Ce dessin était un appel à l’aide», se rappelle-t-elle.

Elle estime que les enseignants doivent démontrer aux élèves qu’ils ont leur intérêt véritable à cœur, par exemple en les informant de leurs droits et en leur expliquant ce qui constitue de la maltraitance et de la négligence. Notre recommandation aborde justement ce sujet.

Dans leurs cours de santé, Mmes Chan et Harold ont rappelé notamment aux élèves que personne n’a le droit de les toucher sans leur consentement. Mme Chan a lu à ses élèves de 1re-2e année une histoire portant sur des enfants qu’on avait emmenés à un refuge. Elle estimait que le fait d’en parler en classe allait éduquer les élèves sur la maltraitance et augmenter les chances qu’une victime se confie.

Quel degré de certitude faut-il avoir pour effectuer un signalement? La réponse est dans la recommandation : «Il n’est pas nécessaire que vous ayez la certitude qu’un enfant pourrait avoir besoin de protection. Tout soupçon fondé sur des motifs raisonnables – les renseignements dont une personne ordinaire, exerçant un jugement normal et honnête, aurait besoin pour décider de signaler ou non une situation – est une raison suffisante pour agir.»

Mme Chan estime qu’il vaut mieux pécher par excès de prudence. Ainsi, elle ferait appel à la SAE, même s’il n’y avait que trois chances sur dix que ses soupçons soient confirmés.

Pour M. Kesteloot, en l’absence de preuves concrètes ou de révélations d’un élève, il y a lieu de faire rapport si l’on soupçonne fortement qu’il y a anguille sous roche. «Ça tombe dans le cliché, dit-il, mais parfois on sait instinctivement qu’il est temps d’agir.»

Il arrive que des soupçons infondés provoquent des remous au sein de la famille et qu’un élève se sente trahi après un signalement. Ces conséquences sont malheureuses, mais, comme le rappelle M. Kesteloot : «La recommandation est sans équivoque.»

«Ma philosophie en matière d’éducation se résume ainsi : tout ce que je fais doit être dans l’intérêt véritable des élèves. Donc, faut-il aviser la SAE de ses préoccupations? Oui, à tous les coups», conclut-il.

Les faits seront mis en lumière au cours de l’enquête et ce qui doit arriver arrivera, estime Mme Harold.

Elle se souvient comme si c’était hier de son premier signalement, quelques mois à peine après son entrée en fonction. «J’étais tellement bouleversée que j’avais même songé à abandonner l’enseignement», se rappelle-t-elle.

Alors qu’elle enseignait à sa classe de santé du cycle moyen, un élève lui avait posé des questions au sujet de la drogue, plus particulièrement la marijuana. Lorsque l’enseignante a répondu que la drogue était illégale (à l’époque), l’élève est resté coi. À la récréation, il est venu la trouver et lui a dit qu’il avait l’impression de faire quelque chose de «mal» parce qu’un parent le forçait à fumer de la marijuana tous les jours à la maison.

«J’ai appelé la SAE tout de suite, indique-t-elle. J’étais consternée et je me suis sentie vraiment mal pour l’enfant», se remémore-t-elle.

La SAE a retiré l’enfant du foyer familial. Des années plus tard, quand Mme Harold a croisé son ancien élève, alors âgé d’à peu près 20 ans, ce dernier a confirmé qu’il se portait bien et a remercié l’enseignante, en ajoutant qu’il ne savait pas ce qu’il lui serait arrivé sans l’intervention de la SAE.

«Il ne s’agit pas d’essayer de deviner : on signale, un point c’est tout, dit l’enseignante. Notre travail est d’assurer la sécurité de l’enfant.» .