barclay.jpg (7091 bytes) Les enseignants : toute la vérité, rien que la vérité

Linwood Barclay se rappelle le jour où la vérité s'est imposée à lui : les enseignants avaient une vie à l'extérieur de l'école.

de Linwood Barclay

C’était en cinquième année, je crois bien, que j’ai réalisé que les enseignants étaient des personnes.

Auparavant, je ne m’étais pas vraiment arrêté à l’idée que mes enseignants pouvaient avoir une vie au-delà de ma classe en banlieue de Toronto.

Ils étaient là à mon arrivée à 8 h 30 et là encore à mon départ à 15 h 30.

Tout portait à croire qu’ils dormaient à l’école. Qu’ils préparaient leurs repas à l’école ou qu’on leur y envoyait à manger. Des détails tout cela! Je ne pouvais les imaginer avec une maison et une famille.

Il est vrai qu’un enfant perçoit le monde d’un point de vue égocentrique. Ces enseignants n’étaient là que pour moi. Pour m’enseigner. Existait-il donc autre chose à faire qui comptait davantage?

Puis, par un beau samedi matin lors du voyage quotidien aux épiceries avec mes parents (jamais un seul magasin; nous nous déplacions d’épicerie en épicerie à une vitesse folle pour profiter des soldes de la semaine annoncés à grands renforts de publicité dans les journaux), j’ai vu mon enseignante de cinquième année dont j’étais follement amoureux (je lève, ici, le voile sur tout un pan de ma vie).

Je venais d’avaler un hot dog et je buvais mon orangeade Honey Dew, fraîche de l’énorme sphère transparente dans laquelle elle brassait voilà quelques minutes. Elle est apparue au bout d’une allée, poussant un chariot; je crois qu’elle a été la première à me saluer, puis mes parents se sont adressés à elle. J’en étais resté figé, ni plus ni moins.

Tant de choses m’étonnaient. D’abord que mon enseignante existait le samedi. Puis, qu’elle paraissait dans des lieux publics, à l’extérieur de l’école. Enfin qu’elle achetait de la nourriture. Elle mangeait. J’ai jeté un coup d’œil entre les barreaux de son chariot pour voir ce qu’elle achetait. Pain, lait, œufs. Une boîte de céréales. Qui l’eut cru?

Je n’avais que très peu à lui dire. Comme bien des enfants qui rencontrent leurs enseignants à l’extérieur de l’école, je me confondais en timidité et en maladresse. Pour couronner le tout, elle parlait à mes parents. Qu’allait-elle leur révéler? Rien de bon ne pouvait se dégager d’une rencontre impromptue entre mon enseignante et mes parents.

Puis, elle est partie et je ne l’ai revue que le lundi matin. Pourtant, elle n’était plus la même. Il me semblait en connaître davantage sur elle que mes camarades de classe. Notre relation avait changé. Qu’elle n’ait soufflé mot de notre rencontre ne signifiait en rien que notre relation n’avait pas cet élément de plus par rapport aux autres. Au moins, c’est ce que je me disais.

Puis en huitième année, mes parents ont acheté un site de villégiature dans les Kawartha et mon enseignant, Monsieur French, un jeune célibataire qui en était à ses débuts en enseignement, avait dit en juin, à la fin de l’année scolaire, qu’il se pourrait qu’il passe dans le coin pendant l’été. Mes parents lui ont dit qu’il serait le bienvenu et qu’il pourrait dormir dans la roulotte.

Qu’il ait accepté l’offre de mes parents ne m’a pas surpris; ce qui m’a étonné, c’est de le voir arriver à notre chalet en sandales, short et t-shirt. On voyait même ses orteils. Il avait des genoux. Où était donc son veston? Qu’en était-il de sa cravate? Heureusement, je montais au secondaire, à Fenelon Falls. Il était hors de question que je puisse encore le prendre au sérieux.

C’est à l’école secondaire que j’ai appris que les enseignants pouvaient être non seulement des personnes, mais aussi des amis.

Je me rappelle l’un d’entre eux en particulier qui m’enseignait l’art et le dessin, un homme plutôt excentrique qui vivait seul, qui préférait la compagnie de jeunes et jolies femmes et qui conduisait une rutilante Thunderbird décapotable. Il s’intéressait à mes talents artistiques. Je me rappelle encore à quel point j’ai été touché quand il s’est présenté aux funérailles de mon père. J’avais alors 16 ans.

Il connaissait la plomberie, la menuiserie, et ma mère lui a demandé s’il pouvait effectuer certains travaux à notre centre de villégiature. Nos chalets de location étaient plutôt rustiques, sans grandes commodités à l’intérieur, et il fallait rénover les salles de bains pour hommes et femmes. Nous avons travaillé côte à côte pendant quelques jours après l’école, sommes allés chercher du bois de construction, avons installé un urinoir, des tuyaux pour un nouveau lavabo. Nous avons utilisé une colle spéciale pour assembler les tuyaux de plastique; il fallait laisser la porte ouverte en raison de la forte odeur de la colle. Ce fut une révélation de voir un enseignant exécuter ce type de travail, de parler d’autres choses que de l’école, de l’entendre jurer quand il se frappait la main avec le marteau et souvent même s’il ne frappait pas sa main avec le marteau.

Des années plus tard, je veux toujours que mes enfants me parlent de la vie privée de leurs enseignants. Ma fille a annoncé l’autre jour que son enseignant de théâtre avait enseigné le théâtre à des prisonniers. Intéressant! (À ce que je sache, il avait le droit de quitter la prison en fin de journée.)

Comme mon épouse enseigne à la maternelle, je suis toujours témoin de la fébrilité d’un enfant qui rencontre son enseignante. Les plus petits pointent du doigt et tirent la manche des vêtements des parents. «Regarde, murmurent-ils, mon enseignante.» Les yeux grand ouverts, ils la rencontrent au centre commercial, l’observent déposer une boîte grand format de Tide dans le coffre arrière de son auto au Costco.

Être marié à une enseignante de l’élémentaire, c’est tout comme être marié à une vedette rock : impossible d’aller où que ce soit sans être reconnus et arrêtés en public. Ma femme me dit qu’un jour, pendant qu’elle faisait la queue aux toilettes, elle a rencontré une élève et sa grand-mère qui a cru bon de s’informer du rendement de sa petite-fille à l’école ces temps-ci.

Je crois que les enseignants savent que le reste du monde n’est pas fait que de curieux. Bon, peut-être un peu. Il est tout naturel de vouloir en connaître un peu sur les personnes avec lesquelles nous passons nos journées, qui nous aident à nous préparer pour le monde. Il est bon de savoir que les enseignants viennent à l’école avec bien plus que des devoirs notés et des plans de leçon. Ils ont des histoires à conter, des joies, des victoires, des tragédies, des échecs.

Trop souvent, les enseignants nous paraissent comme un tout. Les enseignants par-ci. Les enseignants par-là. Pourtant, ce sont des individus. Et c’est souvent de leurs qualités individuelles que nous tirons nos meilleures leçons.

Linwood Barclay est chroniqueur au Toronto Star et auteur. Son ouvrage le plus récent, Last Resort: A Memoir, est publié chez McClelland and Stewart.

 

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