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Dernier bastion de ségrégation/en milieu scolaire ontarien

Aperçu d’un chapitre trop peu connu de notre histoire.

De Kevin Philipupillai
Illustrations : Sonia Roy/Colagene

Photo illustrée où des enfants sont assis sur le sol devant une maison blanche, alors que deux enfants noirs se tiennent près d’une ancienne école. À l’avant-plan, un jeune élève noir est assis sur le sol, près du chemin, avec ses livres. Il regarde les enfants de race blanche.

L’école du comté d’Essex où Lois Larkin a entamé sa carrière d’enseignante en 1954 ressemblait à beaucoup d’autres écoles à salle unique des régions rurales de l’Ontario. À côté de l’immeuble en briques se trouvaient des toilettes extérieures et un puits. L’école servait 52 élèves de la 1re à la 8e année. Mais, contrairement à la plupart des écoles de l’Ontario, les élèves et enseignants de l’école section no 11 (S.S. 11) de la municipalité de Colchester South étaient tous d’ascendance noire. «Au bout de la rue, à quelques pas, raconte Mme Larkin, se trouvait l’autre école. Celle réservée aux élèves de race blanche.» L’école S.S. 11 était ce que l’on appelait une école «ségréguée».

Écoles séparées

Au cours du Mois de l’histoire des Noirs, les élèves et pédagogues de l’Ontario rendent hommage à la lutte menée contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Mais ce phénomène n’est pas exclusif à ce pays : pendant plus d’un siècle, les gouvernements provinciaux de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse ont maintenu des conseils scolaires séparés pour les élèves de race noire. En Ontario, la Common Schools Act de 1850 a permis aux conseils scolaires locaux de créer des écoles séparées selon la race des élèves (plus fréquemment dans le sud-ouest de l’Ontario, où se trouvait la principale communauté noire de l’histoire du Canada). Il aura fallu plus de cent ans et de grands changements sociétaux avant que la province ne finisse par fermer la dernière de ces écoles. Il aura fallu encore plus longtemps à ceux qui ont directement subi les effets du racisme pour effacer les séquelles d’avoir été traités comme des citoyens de seconde classe.

L’afflux important de nouveaux arrivants de race noire au sud-ouest de l’Ontario au cours du XIXe siècle a créé des tensions raciales qui se sont développées jusqu’au courant du XXe siècle. À Harrow, la ville la plus proche de l’école S.S. 11, une politique de ségrégation était en vigueur dans les restaurants, et le cinéma était réservé aux blancs. «Il y avait des sunset laws, des lois interdisant aux personnes noires de sortir après le coucher du soleil, explique Elise Harding-Davis, Canadienne d’ascendance noire de septième génération et ancienne conservatrice du North American Black Historical Museum à Amherstburg. À Kingsville et à Leamington, ce genre de lois était également en place, interdisant aux personnes noires de marcher dans les rues de la ville après le coucher du soleil. Ces lois n’étaient pourtant pas officielles… C’était tout simplement la coutume.»

Les historiens de la région s’intéressent toujours au passé de l’école S.S. 11, mais les archives indiquent que cet établissement aurait ouvert en 1825 sous le nom d’école Matthews. Elle était située dans une localité de migrants noirs provenant des États-Unis, dont des esclaves et des loyalistes de l’Empire-Uni qui s’étaient échappé vers le Canada en s’installant dans le comté le plus au sud.

Photo illustrée où des enfants sont assis sur le sol devant une maison blanche, alors que deux enfants noirs se tiennent près d’une ancienne école. À l’avant-plan, un jeune élève noir est assis sur le sol, près du chemin, avec ses livres. Il regarde les enfants de race blanche.

Moyens rudimentaires

Mme Harding-Davis affirme que la plupart des écoles pour élèves noirs avaient été intégrées aux écoles ordinaires entre cette période et 1911. Mais le comté d’Essex et le comté voisin de Kent refusaient toujours de se plier aux nouvelles normes, et l’école S.S. 11 fut, par conséquent, l’une des dernières écoles ségréguées. Mme Larkin se souvient que l’édifice avait des entrées séparées, une pour les filles et une pour les garçons. Comme dans de nombreuses autres écoles à salle unique, il n’y avait pas de tuyauterie interne et la chaleur provenait d’un poêle à charbon qui crachait de la fumée.

Les écoles du comté d’Essex réservées aux blancs étaient gérées par des membres blancs du conseil scolaire du comté, mais l’école S.S. 11 avait son propre conseil d’administration issu de la communauté noire de la région. Le financement de la province dépendait du nombre d’élèves inscrits; en tant qu’école unique servant une communauté minoritaire, les membres du conseil d’administration de l’école S.S. 11 devaient donc se contenter de montants moins importants. Selon Mme Larkin, ils veillaient malgré tout à ce que le budget soit suffisant. «De plus, ajoute-t-elle, si on leur demandait quelque chose, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour satisfaire à nos besoins.» Au cours des années, les membres du conseil ainsi que d’autres membres de la communauté ont tout fait pour garder les bons enseignants, notamment en offrant des services d’hébergement et de pension à ceux qui venaient d’autres villes.

Beulah Couzzens a enseigné à l’école S.S. 11 pendant plus de vingt ans. Elle est rapidement devenue le mentor et l’amie de sa jeune apprentie. «C’était une dame qui avait beaucoup voyagé, dit Mme Larkin, et je me souviens qu’elle disait qu’elle rapportait du savoir d’un peu partout pour ses élèves.»

Ténacité porte fruit

Elle encouragea par la suite Mme Larkin à élargir ses horizons. Elles savaient toutes les deux qu’elles n’étaient pas les bienvenues dans les restaurants de Harrow réservés aux blancs, mais Mme Larkin se souvient du jour où Mme Couzzens est arrivée au travail sans avoir apporté son dîner en déclarant : «“Aujourd’hui, nous allons nous rendre à Harrow et nous y dînerons.” Nous nous sommes assises au comptoir du restaurant», se souvient Mme Larkin. Elles étaient les seules personnes assises au comptoir, mais elles ont dû attendre longtemps avant qu’on les serve. «Je n’étais qu’une jeune fille. J’avais 19 ans, se souvient Mme Larkin. Mme Couzzens était déterminée à se faire servir. Elle a juste affirmé : “C’est ici que je vais manger aujourd’hui. J’ai faim et je vais me faire servir.” J’avais peur… J’avais honte. C’était ma toute première fois dans un restaurant où l’on s’assoit, et j’étais un peu mal à l’aise. Néanmoins, j’étais déterminée à l’accompagner jusqu’au bout.» Leur détermination a porté fruit et elles ont fini par se faire servir.

«Il y avait une sorte de fierté dans le succès des écoles noires et des élèves noirs, ainsi que dans la capacité de la communauté à donner du travail aux enseignants noirs.»

Ce même sentiment de fierté, affirme Mme Harding-Davis, a permis de soutenir l’école S.S. 11 ainsi que quelques autres écoles semblables. Il y avait souvent des désaccords au sein même des communautés noires à propos des avantages des écoles réservées aux enfants noirs. De nombreux parents avaient milité en faveur de l’intégration depuis les années 1800, tandis que d’autres, y compris de nombreux membres du conseil d’administration, préféraient les écoles séparées. Il y avait une sorte de fierté dans le succès des écoles noires et des élèves noirs, explique Mme Harding-Davis, ainsi que dans la capacité de la communauté à donner du travail aux enseignants noirs.Une chose que la communauté noire trouvait particulièrement encourageante était la présence d’une école dirigée par des enseignants noirs à Buxton, dans le comté de Kent, qui profitait d’une si bonne réputation que les parents blancs voulaient aussi y envoyer leurs enfants, ce qu’ils ont fait d’ailleurs.

Opposition motivée

Mais les parents noirs de Harrow avaient d’autres raisons de s’opposer aux écoles mixtes, même encore dans les années 1950 et 1960. Glovanna Johnson, qui a fréquenté l’école S.S. 11 dans les années 1920, affirme que l’école n’a pas toujours pratiqué la ségrégation totale; certains élèves de sa classe étaient de race blanche. Elle explique que les plus jeunes, noirs et blancs, jouaient ensemble en toute quiétude. «Ma meilleure amie était blanche, se souvient-elle, aujourd’hui âgée de 97 ans. Je n’avais que des bonnes choses à dire d’Olive Borland.» Mais l’intégration avait aussi son lot de problèmes. «J’étais toute petite et j’avais facilement peur, surtout quand les grands garçons se bagarraient. Ils me faisaient trembler de peur. Ils étaient quatre ou cinq, assez costauds, et ils s’en prenaient aux plus jeunes garçons noirs. Ce n’était pas très agréable.»

Insertion difficile

Malgré l’ambiance scolaire parfois morose, Mme Johnson était une bonne élève. En 1928, à l’âge de 11 ans, elle réussit l’examen de passage à l’école secondaire – un exploit qui lui vaudra de voir son nom publié dans le journal. Mais, dès qu’elle entame sa première année à la Harrow District High School, les choses tournent au vinaigre. Hormis une autre élève, elle était la seule élève noire de l’école. Elle n’avait pas d’amis et les autres élèves ne lui adressaient pas la parole. Ce stress, jumelé à son parcours quotidien d’une heure pour se rendre à l’école tous les matins, l’ont menée à la dépression nerveuse et elle a dû décrocher.

«Ce sont des individus brillants qui se sont retrouvés dans un système qui ne leur a pas permis de prospérer.»

Mme Harding-Davis a entendu d’autres histoires similaires. «Ces personnes ne sont pas bêtes, avance-t-elle. Ce sont des individus brillants qui se sont retrouvés dans un système qui ne leur a pas permis de prospérer.» Selon elle, pendant des décennies, de jeunes enfants avec un fort potentiel ont été privés de leurs rêves, ce qui a mené à une accumulation progressive de mécontentement au sein de la communauté.

Cela a empiré lorsqu’on a découvert que le puits de l’école, qui alimentait également de nombreuses maisons avoisinantes, était contaminé. Alors que certains parents et régisseurs d’école ont milité pour obtenir le financement nécessaire aux réparations, un nombre important d’entre eux ont commencé à se prononcer en faveur de l’intégration.

Du changement

L’année 1964 a aussi marqué l’inauguration d’un député provincial d’ascendance noire élu pour la toute première fois en Ontario. Lors de son premier discours à la Chambre des communes, Leonard Braithwaite réclame l’abrogation de la loi de 1850 ayant instauré le système de ségrégation en milieu scolaire. Ses observations attirent l’attention des journaux, et le gouvernement de l’Ontario décide alors de mettre fin à cette pratique.

Lorsqu’ils entendent dire que le conseil scolaire du comté d’Essex fermera la plupart des écoles à salle unique en milieu rural (mais pas l’école S.S. 11) et transférera leurs élèves à une nouvelle école élémentaire plus grande, les parents et membres du conseil d’administration de l’école S.S. 11 se sont doutés que les membres blancs du conseil d’administration du conseil scolaire du comté avaient l’intention de ne pas y inclure les élèves de l’école S.S. 11. Malgré les démentis, le conflit fut médiatisé par les grands journaux.

Certains membres de la communauté noire de la région ont alors formé, en collaboration avec George et Alvin McCurdy d’Amherstburg, un groupe de défense appelé South Essex Coloured Citizens’ Association afin de militer en faveur de la fermeture de l’école S.S. 11 et du transfert de tous les élèves à la nouvelle école élémentaire mixte. À ce stade, la plupart des membres de la communauté noire de la région soutenaient l’initiative d’intégration, de sorte que, en 1965, l’école S.S. 11 a enfin fermé ses portes.

Mme Couzzens fut embauchée par le nouveau système scolaire intégré et continua à enseigner jusqu’à sa retraite, une dizaine d’années plus tard.

Quant à Mme Larkin, elle prit sa retraite après avoir passé trente ans en tant qu’enseignante-bibliothécaire. Elle remplit trois mandats en tant que directrice du North American Black Historical Museum à Amherstburg, où elle continue à ce jour à faire du bénévolat. Il y a quelques années, elle a pris part à un projet d’élaboration d’un programme d’études d’histoire afro-canadienne destiné aux écoles élémentaires et secondaires.

Malgré qu’elle aurait préféré poursuivre ses études plus longtemps, Mme Johnson affirme que son expérience en dehors des cours a été tout aussi enrichissante que son expérience à l’école. Elle fait référence à Mac Simpson et à sa femme Betty, les deux fondateurs du musée à Amherstburg. «Avant de les connaître, je ne connaissais pas trop ma propre histoire», explique-t-elle. Elle espère que les jeunes générations de sa communauté sauront, elles aussi, s’intéresser à ce chapitre de l’histoire. Mme Larkin est d’accord : «Une personne sans passé n’a pas de fierté. Elle ne dispose pas des fondations nécessaires pour s’émanciper».