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Pratiques exemplaires

Photo d’Abdi Bileh Dirir, enseignant agréé de l’Ontario, debout, les mains dans les poches de son pantalon, dans un couloir de l’école où se trouvent les casiers des élèves.

Les couleurs d’Abdi Bileh Dirir

Partout, des couleurs. Celles des drapeaux alignés sur les murs. Celles des visages. Celles des boubous, des jupes, des hidjabs, des jeans… La couleur des accents, des rires, de la diversité des expériences de vie de tous les continents.

D’Hélène Matteau
Photos : Matthew Liteplo

Exclusivité en ligne : Visionnez une vidéo de nos Pratiques exemplaires à Pour parler profession

Non, vous n’êtes pas au siège de l’ONU à New York, mais à Ottawa, à l’école des adultes Le Carrefour.

Au deuxième étage, assis à son ordinateur dans une salle de classe encore déserte, Abdi Bileh Dirir, EAO, se concentre sur les derniers détails : sa classe virtuelle de français commence dans 15 minutes. Au mur, l’écran géant s’allume sur une vue de la ville de Chlifa, au Liban, où se passe l’action du roman à l’étude.

En chemise blanche et cravate bleue, ses dreadlocks attachées en queue de cheval, l’enseignant va, d’un bon pas, se camper sur le seuil de la porte, un grand sourire aux lèvres. Il attend ses élèves. Les voilà, joyeux. Chacun est tutoyé, salué par son prénom.

Âgés de 28 ans en moyenne, ils sont une quinzaine et viennent de partout. Les uns, diplômés dans leur pays d’origine, rattrapent ici leurs équivalences; certains sont en formation d’emploi; d’autres doivent obtenir leur diplôme d’études secondaires, car leur scolarité a été interrompue pour toutes sortes de raisons.

On distribue les tablettes iPad. Les élèves s’entraident. Quelqu’un laisse échapper Mamma Mia! en arabe. L’enseignant passe entre les tables, écoute une question, reprend une explication, insiste sur le protocole, l’interaction. «Le but de mon cours est la littératie, mais il est aussi axé sur la pensée critique et il intègre la technologie», explique M. Bileh.

C’est comme enseignant d’informatique qu’il entreprend sa carrière de pédagogue, il y a une douzaine d’années. Parallèlement, il se qualifie en gestion de l’enfance en difficulté, puis comme enseignant-ressource. Il passe ensuite au secondaire régulier et, en 2011, à l’école Le Carrefour, royaume du multiculturalisme, qui accueille plus de 50 nationalités!

Photo d’Abdi Bileh Dirir, enseignant agréé de l’Ontario, dans une salle de classe. Il est accompagné de ses élèves adultes, des personnes qui viennent de tous les coins du monde.
Abdi Bileh Dirir, EAO, met en valeur la grande diversité culturelle de l’école des adultes Le Carrefour. «Chaque personne apporte des antécédents différents. Alors, pour rassembler tout le monde, il faut des projets communs», dit-il.

Ici, il est dans son élément! «La diversité culturelle, dit-il, je la mets en valeur. Elle me permet de rejoindre les différents types d’apprenants. Chaque personne apporte des antécédents différents. Alors, pour rassembler tout le monde, il faut des projets communs.»

Et cela, il le fait très bien, comme avec Qui sait gagne, un jeu qu’il a mis au point à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs et pour lequel il a reçu, l’an dernier, le Prix d’excellence en enseignement de la capitale.

Marie Ghiliane Médor, EAO, enseignante à l’école secondaire publique L’Alternative, se souvient : «J’ai connu Bileh à l’école Louis-Riel, raconte-telle. En moins d’un an, il a établi un lien remarquable avec nos élèves. C’était un naturel : il leur parlait de tout, créait des activités, les entraînait au soccer. Il était jovial, ouvert, très aimé. Puis il a eu cette idée géniale de Qui sait gagne… En 2007, c’était une simple activité à notre école. Puis, cela a pris de l’ampleur!»

Devant le succès du jeu-concours, la participation est ouverte, en 2011, à toutes les écoles secondaires du Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario. Le Carrefour organise la soirée gala Partageons notre histoire – spectacle, exposition, goûter – à l’intention de tous : élèves, personnel, parents et tuteurs, et la communauté dans son ensemble. Au cours des trois années suivantes, le Centre d’excellence artistique de l’école secondaire publique De La Salle collabore à son tour. M. Bileh supervise et harmonise le tout, mais il veut aller plus loin. Il établit un partenariat avec l’UNESCO, par l’entremise de la Commission canadienne et du Bureau de Paris, rien de moins. Le concours s’ouvre aux élèves dès la 6e année. Le film éducatif L’instinct de la résistance, produit par l’UNESCO dans le cadre de son projet La Route de l’esclave, et assorti d’un concours de textes de réflexion, fait le tour des écoles. Un calendrier présentant des figures marquantes d’ascendance africaine est distribué dans tout le conseil scolaire. Des personnalités sont invitées à prononcer des allocutions lors du gala annuel et à remettre les prix aux lauréats. Enfin, le Musée canadien de l’histoire et le Centre des arts Shenkman deviennent partenaires de l’évènement. La participation des élèves triple presque, atteignant les 2 000 en 2014. Un franc succès!

Cet immense projet mobilisateur d’énergie a de nombreuses retombées positives sur le plan pédagogique. Mais plus encore; comme le fait remarquer M. Bileh : «Il [le projet] a fait découvrir aux élèves et aux enseignants une histoire et des référents culturels méconnus, souligne- t-il, lui-même titulaire d’une maîtrise en histoire spécialisée en études africaines. Surtout, il donne aux élèves la fierté de leur identité et l’occasion de développer un dialogue interculturel dans l’école et en dehors de l’école.»

Dialogue interculturel : c’est le leitmotiv d’Abdi Bileh Dirir, sa motivation. «J’y crois! Les gens doivent être sensibilisés aux différences ethniques et culturelles pour mieux se connaître et se comprendre. Il faut ouvrir des champs de dialogue.» Un chemin vers la paix… Dans cet esprit, l’enseignant a instauré, avec le directeur de son école, Luc Carrier, un Livre de la paix, un projet interdisciplinaire qui propose la candidature de l’école Le Carrefour au Réseau du système des écoles associées à l’UNESCO. Le processus est en cours.

Par ailleurs, insiste l’enseignant, le dialogue doit déborder des murs de l’école. Aussi s’implique-t-il lui-même bénévolement dans la communauté : dans un journal interactif, dans un centre d’alphabétisation ou comme entraîneur de soccer dans le quartier Overbrook. «Mais là, après cinq ans, je commence à être fatigué… », avoue en riant le père de famille, lauréat du Prix du champion de l’aide aux nouveaux arrivants et du Prix de reconnaissance du Somali Centre for Family Services. Il rêve d’un été de farniente, à faire du vélo et du camping, avec sa femme – elle aussi enseignante – et leurs quatre enfants âgés de 4 à 16 ans. Puis, il entend avancer la rédaction d’un livre qu’il écrit d’après sa thèse sur le référendum de 1958 en Côte française des Somalis.

Né à Djibouti, Abdi Bileh Dirir vient d’une famille africaine traditionnelle. C’est à l’école qu’il apprend le français. Son enseignante de géographie lui fait découvrir le monde fascinant qui s’ouvre à lui. C’est en donnant un coup de main à un oncle qui enseigne aux adultes qu’il attrape la piqûre de la profession enseignante. «Dès l’adolescence, j’ai su que je serais prof…» À 17 ans, il émigre à Montréal, où il fait ses études secondaires. Suivent quelques années de flottement entre études et travail; il se cherche. Et c’est en Ontario qu’il se trouve. Il obtient un B.A., B. Éd. et une M.A. à l’Université d’Ottawa.

Outre le français, M. Bileh enseigne les sciences humaines et sociales, comme son «colocataire de bureau», Marc Fortin, EAO. «Abdi est un organisateur né!, s’exclame son collègue. Il a du leadership, les gens le suivent. Et moi aussi! Nous avons établi une collaboration totale. Nous partageons tout : le local, les corrigés, nos travaux, notre formation, notre expérience. Une fois par année, nous participons à l’organisation d’un grand repas-partage multiethnique avec nos élèves et le personnel, un lieu d’échange extraordinaire. Abdi a bon caractère, le sens de l’humour et sait ne pas en demander trop : sa formation en éducation spécialisée et en leadership lui font apprécier les limites de chacun.»

«Les gens doivent être sensibilisés aux différences ethniques et culturelles pour mieux se connaître et se comprendre. Il faut ouvrir des champs de dialogue.»

Il est midi. Dans la salle de classe d’en haut, l’écran s’est éteint. Les élèves ont débranché leur tablette ou demandé de l’aide pour le faire. L’enseignant les accompagne vers la sortie avec des paroles d’encouragement pour chacun.

Sur une colonne, derrière la porte, sont apposées des cartes de couleur. Courts témoignages venus du cœur, signés Marie, Naïma, Taxil ou Mohamed : «Vous avez vraiment la vocation…» ou «J’ai passé une année pleine de rêves et de succès, merci…»

Francisco écrit : «C’est avec émotion que je m’apprête à recevoir mon DESO. Ma rencontre avec toi m’a permis de progresser, mais également de me sentir soutenu et entouré. J’aborde une nouvelle étape de ma vie avec confiance et dynamisme». Et Mirienne : «Merci pour ta sagesse et ta simplicité, qui m’ont permis de passer l’un des mauvais moments de ma vie : être encore au secondaire. Tu m’as aidée à refouler mes frustrations et à aller de l’avant!»

Enfin, sur papier bleu outremer, ces félicitations de tout le groupe quand l’enseignant Bileh a reçu son Prix d’excellence : «Merci pour votre esprit d’initiative, votre professionnalisme. Merci pour ces nuits passées à faire des recherches en vue de nous apporter des informations qui nous aident à élargir nos connaissances. Avec vous, l’apprentissage devient notre passion.» NOUS SOMMES FIERS DE VOUS!

Cette rubrique met en vedette des enseignantes et enseignants qui ont reçu un prix national en enseignement. Ces personnes répondent aux attentes de l’Ordre en incarnant des normes d’exercice professionnel élevées.

Les 5 guides d’Abdi Bileh Dirir