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Enseignants remarquables

D’une scène à l’autre

La carrière musicale de l’artiste compositeur Steven Page témoigne de l’extraordinaire influence qu’un enseignant peut avoir sur la vie de ses élèves.

De Richard Ouzounian
Photos : KC Armstrong

Au Canada, le nom de Steven Page est le plus souvent associé, dans l’esprit des gens, aux Barenaked Ladies, groupe pop rock primé et emblématique qu’il a cofondé il y a 30 ans.

Bien que Steven Page ait eu, depuis, une carrière en solo et qu’il ait remporté du succès en tant qu’artiste de la scène et du disque ainsi qu’à titre de compositeur pour le théâtre, ce sont ses années avec le fameux groupe et sa chanson phare If I Had $1,000,000 qui ont laissé la marque la plus profonde.

Dans cette chanson, les membres du groupe font la liste de ce qu’ils achèteraient s’ils devenaient soudainement riches – pourquoi pas un Picasso ou un singe? On aurait pensé que la possibilité de gagner des millions de dollars grâce à sa carrière était la source d’inspiration de M. Page derrière les paroles de sa chanson. Après lui en avoir parlé, on constate qu’il n’en est rien : «Je croyais fermement en la puissance de la musique et en ma capacité de créer quelque chose de plus grand que moi.»

Fait intéressant, c’est à l’âge de 15 ans que Steven a eu cet éveil quelque peu spirituel alors qu’il chantait dans la Scarborough Schools Youth Choir (chorale de jeunes des écoles de Scarborough), dans l’abbaye de Westminster, à Londres.

Comment un adolescent de Scarborough a-t-il fini par chanter dans un endroit si sacré et ancré dans des années de tradition? «Il faut être bien placé au bon moment, affirme-t-il. Cela peut vraiment changer une vie. C’est ainsi que j'ai eu la chance de rencontrer M. Allen.»

«Il avait foi en nous, autant pour ramasser les fonds que pour chanter. Une telle confiance donne énormément de pouvoir aux jeunes. Quand quelqu’un d’autre croit en nous, on peut croire en nous-même.»

De 1961, année où il a obtenu son diplôme en performance vocale avec mention de l’Université Western Ontario (aujourd’hui l’Université Western), jusqu’à sa retraite en 1995, Garth Allen a été une force vive en pédagogie musicale dans la province. En plus d’avoir été enseignant titulaire, il a été superviseur de la section de musique du Scarborough Board of Education durant 27 ans, et a fondé et dirigé, de 1972 à 1995, la Scarborough Chamber Choir, chorale de renommée internationale qui sera connue plus tard sous le nom de Scarborough Schools Youth Choir.

Steven Page (à droite) rend visite à Garth Allen, au Fairview Library Theatre, à Toronto.

Né en 1938, à Warkworth, une communauté du comté de Northumberland en Ontario, Garth Allen a grandi dans une famille pour qui la musique était très importante. Ses parents lui ont faire suivre des cours de piano dès l’âge de 5 ans et, à 15 ans, il a décidé de suivre aussi des cours de chant.

«J’ai toujours pensé que j’allais me retrouver sur scène, se souvient M. Allen. Mais un jour, lors d’un voyage à Londres avec un ami, alors que je regardais la vitrine d’un magasin sur la rue Oxford, je me suis dit, tout d’un coup : “Je ne veux pas être acteur! Je veux être enseignant!”» Il enseignait déjà depuis quelques années à ce moment-là et, quand on lui demande comment il en était venu à cette révélation, il répond, l’air moqueur : «Je suppose que j’avais compris que je n’avais pas l’étoffe d’un bohème.»

Des années plus tard, cette décision s’est révélée être la bonne. «Dès le début, j’ai adoré enseigner, confie M. Allen. J’ai vite compris que mon travail était d’ouvrir aux élèves des portes dont ils ignoraient même l’existence […]. Si j’avais 30 élèves dans ma classe, je les voyais vraiment comme 30 personnalités distinctes avec 30 sensibilités uniques.»

Bien que M. Allen eût abandonné l’idée de faire carrière comme acteur, son amour pour le théâtre est demeuré tout aussi ardent que son amour pour la musique. Quand il a pu combiner les deux en 1968, ce fut magique. C’est alors qu’il a fondé, à Scarborough, en Ontario, la troupe Scarborough Music Theatre et qu’il a produit des comédies musicales à grand déploiement avec des acteurs de tout âge. En 1976, pour mettre davantage l’accent sur le théâtre, M. Allen a fondé Stage Centre Productions, une troupe de théâtre de répertoire non professionnelle produisant des classiques et des comédies musicales.

Bien plus tard, à la Churchill Heights Public School, Steven Page, à l’orée de l’adolescence, se laisse vivre sans but précis. «J’ai toujours aimé la musique, elle a toujours fait partie de ma vie, raconte le chanteur [son père était batteur]. J’ai suivi des cours de piano, mais je n’ai jamais été bon. J’étais aussi dans l’orchestre de l’école, mais jouer de la flûte n’était pas mon truc. Je n’étais donc pas sûr de ce que j’allais faire.»

Heureusement, William Downey, un des enseignants de Steven, a obtenu un rôle dans la comédie musicale Oliver! produite par Stage Centre Productions. Rapidement, il a découvert que M. Allen cherchait des jeunes chanteurs pour les rôles d’orphelins. Comme M. Downey savait que Steven aimait la musique (car il l’avait dirigé dans plusieurs opérettes à Churchill Heights), il a décidé de voir s’il pouvait donner un coup de main à M. Allen.

«William a amené Steven à l’audition, accompagné de sa mère Jo-Anne, et je lui ai donné un rôle dans le spectacle, se souvient M. Allen. La clarté de sa voix m’a impressionné et je lui ai demandé de passer une audition pour joindre la [Scarborough Schools] Youth Choir l’année suivante alors qu’il allait être assez vieux pour en faire partie.»

Cette rencontre fortuite a été pour le jeune Steven un moment déterminant qui a transformé sa vie. Il en parle d’ailleurs avec émotion : «Une fois par semaine, 100 voix résonnaient ensemble, et c’était une chose sérieuse. On visait l’excellence, et c’est ça qui m’a attiré. Les sports ne m’ont jamais intéressé ni les activités d’équipe, jusqu’à ce moment-là…»

Cette expérience transformatrice est restée imprégnée dans la mémoire de Steven pendant de nombreuses années. «Tout provenait de M. Allen. Il avait une présence si imposante, affirme M. Page, encore avec une trace d’admiration dans la voix. On en tremblait, mais pour les bonnes raisons. Il nous a fait comprendre qu’il savait de quoi nous étions capables.

«Je me souviendrai toujours de lui comme de l’homme qui m’a fait connaître la musique de Gershwin, de Bernstein, de Verdi et de Bach. Quand on est à l’école et qu’on chante des œuvres comme celles de Verdi, ça s’imprègne dans nos tripes pour toujours.»

Aujourd’hui, plus de 30 ans plus tard, l’enthousiasme de M. Page est le même que celui dont M. Allen avait été témoin : «Quand il chantait, il exprimait une réelle passion. Il savait, dans son for intérieur, comment puiser les émotions dans les paroles. Le chant était une voie naturelle pour lui.»

Steven Page a suivi cette voie jusqu’à l’abbaye de Westminster, mais cette tournée de trois semaines en Angleterre, en 1985, était le rêve de M. Allen. «J’ai grandi en pensant que l’Angleterre était le haut lieu de la culture. Je voulais que mes élèves en fassent l’expérience, se souvient l’enseignant à la retraite. Mais je crois aussi fermement que le Canada regorge de talents musicaux, et je voulais que l’Angleterre en fasse aussi l’expérience!»

«M. Allen organisait les concerts et faisait tout pour qu’ils se concrétisent, affirme Steven Page. Cependant, la collecte de fonds était un gros problème. On devait vendre des tonnes d’emballages en plastique pour avoir les moyens de faire ces tournées. Ça, je m’en souviens encore! Il avait foi en nous, autant pour ramasser les fonds que pour chanter. Une telle confiance donne énormément de pouvoir aux jeunes. Quand quelqu’un d’autre croit en nous, on peut croire en nous-même.»

M. Allen repense à cette époque presque en murmurant. «Je les traitais comme des professionnels et ils se comportaient comme des professionnels. C’était aussi simple que ça.»

M. Allen a ainsi permis à Steven Page d’acquérir de l’assurance grâce à la confiance qu’il lui accordait, mais aussi grâce à ses méthodes pédagogiques : «Il nous expliquait d’abord le contexte d’un morceau, puis il nous l’enseignait. Et boum! C’était incroyable la vitesse à laquelle nous apprenions à quoi le morceau devait ressembler.»

Quand on demande à Garth Allen s’il croyait que ses élèves finiraient dans un groupe appelé Barenaked Ladies (Dames nues), il répond : «Je ne savais pas où la carrière de Steven le mènerait, mais j’ai toujours su que ce serait dans l’univers de la musique. Il aimait tellement chanter et avait un grand sens de l’écoute. Quand je regardais la chorale, je voyais qu’il était en train d’analyser ce que je venais de dire.»

Steven Page lui rend la pareille : «Il m’a appris ce que sont la passion et l’engagement. J’ai appris que je pouvais me dépasser pour accomplir de grandes choses et que toutes ces choses pouvaient converger : la beauté de la musique, la capacité de vivre cette beauté avec d’autres et d’exceller dans un domaine qui vous passionne. » Il s’arrête, la voix lourde d’émotion. «Je porte encore cet enseignement en moi.»

Cette rubrique met en vedette des personnalités canadiennes qui rendent hommage aux enseignantes et enseignants qui ont marqué leur vie en incarnant les normes de déontologie de la profession enseignante (empathie, respect, confiance et intégrité).