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Pratiques exemplaires

Judette Dumel, enseignante agréée de l’Ontario, debout devant une murale peinte représentant des enfants autour de la Terre se tenant la main.

Une classe où l’on se sent bien

«Je ne savais pas qu’on avait le droit d’être enseignant.» Ces mots, sortis comme un cri du cœur d’un élève d’origine somalienne, Judette Dumel, EAO, s’en souvient encore une vingtaine d’années plus tard.

De Philippe Orfali
Photos : Matthew Liteplo

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L’enseignante franco-ontarienne en était alors à son premier contrat de suppléance à long terme à l’école élémentaire publique Gabrielle-Roy d’Ottawa, où elle pratique encore aujourd’hui sa profession. «Cet élève était vraiment étonné de me voir là, devant lui, dans la salle de classe. L’école avait beau être dans un milieu très multiculturel, il n’avait jusqu’ici jamais rencontré une enseignante qui lui ressemblait tout au long de son parcours scolaire. Quand il m’a dit ‘‘Je ne savais pas qu’on avait le droit d’être enseignant’’, ça m’a arrêtée et ça m’a beaucoup fait réfléchir.»

À l’époque, Judette Dumel, EAO, n’a pas eu à chercher bien loin pour comprendre les retombées d’un tel vide. Elle-même née en Ontario de parents haïtiens, elle a fait l’expérience du système scolaire de la province à une époque où les différences culturelles étaient au mieux tolérées, à défaut d’être comprises ou célébrées.

«Moi aussi, j’avais vécu ce déchirement entre les cultures d’accueil et mes origines. Seule famille noire de l’école, mes sœurs et moi ne nous retrouvions nulle part à l’école. Souvent, les personnages noirs dans les livres de l’école étaient très stéréotypés. Il s’agissait de domestiques, pas de médecins ou de scientifiques! Le mot ‘‘nègre’’ était chose courante et imprimé en toutes lettres. L’apparence aussi était caricaturale : grosses lèvres, nez large, grosses fesses. Des particularités qui font ma fierté aujourd’hui, mais qui me rendaient, à l’époque, inconfortable», se rappelle-t-elle.

Au début de sa carrière, alors qu’elle enseignait dans une école privée juive de la capitale, un déclic s’est produit chez Mme Dumel. Marquée par le fort sentiment de fierté qui se dégageait de cette communauté scolaire tricotée serrée, mais aussi par ce qu’elle percevait comme un désir collectif de contribuer à la société, elle a pris la décision d’intégrer le multiculturalisme et la découverte des différentes cultures dans toutes les facettes de son enseignement.

«J’étais persuadée que la compréhension et la valorisation de qui on est, de qui est l’autre et de comment ensemble on peut contribuer à notre communauté étaient des éléments nécessaires pour assurer la réussite scolaire», dit-elle.

À ses débuts à Gabrielle-Roy, la région d’Ottawa venait de connaitre l’arrivée d’une première vague de familles somaliennes. La transition ne se déroulait pas sans remous au sein de l’école. Les différences étaient encore prononcées entre les us et coutumes de la communauté d’accueil, pourtant déjà très diverse, et ceux de ces jeunes Somaliens.

À cela venaient s’ajouter de nombreux défis d’ordre pédagogique ainsi que les barrières linguistiques et culturelles qui se dressaient entre l’enseignante et les parents des élèves.

«J’ai eu moi-même beaucoup à apprendre, mais j’adorais apprendre, se rappelle-t-elle. Peu à peu, en classe, on a commencé à discuter de nos cultures, des mets de chacun, de la religion. C’était enrichissant, et nous apprenions les uns des autres. Je voulais que les élèves comprennent que, [d’]où que l’on vienne et quel que soit le contexte dans lequel on évolue, on apporte quelque chose à la société canadienne.»

Aujourd’hui, la découverte des cultures de chacun est au cœur de l’approche pédagogique de Mme Dumel. Cela s’est bien sûr fait progressivement. L’enseignante dit avoir commencé en soulignant la contribution des Canadiens d’ascendance africaine dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, puis dans certaines matières et, enfin, dans l’ensemble du curriculum.

Désormais, pour enseigner une matière, elle s’efforce d’aller puiser des exemples dans différentes cultures et de trouver du matériel où chacun peut se voir représenté. Parfois, il faut en fabriquer soi-même, faute de pouvoir trouver des manuels représentatifs de l’ensemble de la mosaïque canadienne. «Cela permet une meilleure compréhension de la lecture, par exemple, puisqu’une meilleure connexion s’effectue avec les personnages. Il est important de varier le matériel scolaire pour que tous puissent s’y retrouver sous une lumière positive. C’est aussi une façon de voyager avec les élèves et de les conscientiser au fait que l’expérience humaine diffère d’un lieu à l’autre.»

L’enseignante ne ménage pas non plus le côté affectif dans ses interactions avec les élèves. D’après elle, les liens affectifs sont essentiels pour favoriser l’apprentissage, surtout avec des élèves issus de familles défavorisées. Durant les conversations individuelles ou en groupe, des mots gentils et un ton chaleureux contribuent à bâtir la confiance de l’élève qui doute de ses moyens, dit-elle. «Pour qu’un élève soit réceptif à ton enseignement, il doit pouvoir le recevoir au niveau émotif. Un enfant qui a vécu des traumatismes aura de la difficulté à assimiler des informations. Alors, c’est nécessaire pour moi d’être drôle, affectueuse, chaleureuse. Cela fait aussi en sorte qu’ils m’écoutent quand je dois me montrer sévère.»

Judette Dumel, assise et souriante, tenant un livre dans ses mains. Cinq élèves souriants sont autour d’elle.
Judette Dumel, EAO, varie le matériel scolaire pour que tous les élèves puissent s’y retrouver sous une lumière positive.

Avec les années, Mme Dumel en est également venue à intégrer l’apprentissage de la culture autochtone à sa pédagogie. Elle consacre maintenant les premiers mois de l’année scolaire à la découverte de l’histoire et des cultures des Premières Nations. Peu à peu, elle tisse des liens entre la présence autochtone et l’arrivée des premiers colons français et britanniques. Puis, elle en vient naturellement à l’immigration plus récente.

Mme Dumel crée un milieu sécuritaire propice à la découverte et à l’ouverture d’esprit. «Il n’y a pas de tabous quand on parle de la découverte de l’autre en salle de classe. On va parfois regarder les cheveux de l’un, la couleur de peau de l’autre. J’essaie de tisser des liens, de démontrer l’apport de toutes les cultures dans la société d’aujourd’hui. Ça peut être aussi anodin que des mets libanais ou indiens, que l’on retrouve partout aujourd’hui. Ou encore, la classe peut explorer les points communs entre les religions.

«Les élèves ne sont pas les seuls à participer à cette exploration. Les parents et les leaders commu-nautaires sont également appelés à contribuer, souligne-t-elle. Tous en ressortent gagnants.»

Les parents ou les ainés des différentes communautés représentées à l’école peuvent ainsi conscientiser le personnel aux façons de faire de leur culture. Ils peuvent partager l’expérience immigrante – une histoire de persévérance et de résilience – avec les jeunes. Et ils peuvent en apprendre à leur tour au sujet du système scolaire en s’impliquant davantage au sein de l’école. «En outillant tous les parents, en élargissant le cadre de leur système de croyances, nous facilitons l’échange d’un dialogue plus ouvert entre les enfants de diverses origines et leurs parents. Quand la famille, la commu-nauté et l’école travaillent ensemble, l’influence sur l’élève n’en est que plus forte», insiste Mme Dumel.

L’an dernier, dans le cadre de leur travail, ses élèves de 6e année ont mené une enquête sur l’immigration des Noirs vers le Canada, et ce, du temps des explorateurs et de la colonisation jusqu’à nos jours. Ces recherches les ont menés à découvrir des personnages tels que Mathieu da Costa, considéré comme le premier Noir à être venu au Canada; Olivier Le Jeune, le premier esclave acheté et ayant vécu en Nouvelle-France; l’abolitionniste Harriet Tubman, qui a conduit de nombreux esclaves américains vers la liberté jusqu’au Canada par le «chemin de fer clandestin»; et la politicienne Jean Augustine, première femme noire à être élue à la Chambre des communes en 1993 et à accéder au conseil des ministres, neuf ans plus tard.

Après avoir recueilli diverses informations, les élèves s’en sont ensuite servi pour trouver différents moyens d’en parler en créant, par exemple, des saynètes, des poèmes, des danses et des projets artistiques, lesquels ont été présentés à la communauté scolaire.

L’envergure de ces réalisations a impressionné la nouvelle directrice de l’école Gabrielle-Roy, Nimo Ibrahim Ahmed, EAO, elle-même d’origine africaine.

«Ces activités sont riches et permettent d’en apprendre sur l’histoire des peuples, les origines, les parcours et les conflits qui ont marqué les sociétés. Ces activités permettent de bâtir l’identité de ces jeunes. En ayant une meilleure compréhension de qui on est, on s’ouvre à l’autre et à la diversité. Ainsi, la diversité culturelle est un puissant moteur d’apprentissage permettant aux élèves d’ouvrir leurs horizons dans toute l’école », dit-elle.

Ce projet de longue haleine, qui s’est échelonné sur une bonne partie de l’année scolaire, a permis de nominer Mme Dumel pour le Prix d’histoire du Gouverneur général de 2019 offert par Histoire Canada. «Le projet est une exploration du rôle des Noirs dans l’édification du Canada et de leurs rôles comme membres de la mosaïque culturelle du pays. Il encourage la recherche historique et l’utilisation de la pensée critique, en intégrant les concepts de pensée historique», souligne l’organisme.

Ce prix, remis chaque année, honore des enseignantes et enseignants de partout au pays pour leurs réalisations exceptionnelles dans le domaine de l’univers social et de l’histoire canadienne. Il représente aussi une occasion de diffuser des pratiques exemplaires et des nouvelles idées à un vaste réseau d’enseignants.

Cette rubrique met en vedette des enseignantes et enseignants qui ont reçu un prix en enseignement. Ces personnes répondent aux attentes de l’Ordre en incarnant des normes d’exercice professionnel élevées.