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«C'était
une enseignante extraordinaire : exigeante, stricte, sérieuse.
Elle ne disait presque jamais qu'on avait bien fait, mais on savait qu'elle
était contente quand on travaillait fort», dit Michele Landsberg
à propos de Vera Vanderlip, son enseignante à l'école
Earl Haig Collegiate Institute au milieu des années 50 à
Toronto.
Landsberg est une journaliste et auteure bien connue dont les articles
ont fait l'objet de plusieurs distinctions et paraissent régulièrement
dans le Toronto Star, où elle défend les droits des
femmes et des enfants.
«Étudier avec madame Vanderlip a été le rayon
de soleil d'une période sombre dans ma vie, ajoute Michele Landsberg.
L'école secondaire a été une triste expérience
pour moi. Être adolescente dans les années 50 n'était
pas agréable. Il y avait une rigide conformité, un sexisme
extrême. Tout était si conventionnel et anti-intellectuel.»
Sa famille venait d'emménager dans un nouveau complexe domiciliaire.
«C'était une nouvelle banlieue, sans personnalité.
Personne d'autres ne lisait. On riait de moi parce que j'écrivais
des poèmes. J'étais comme un poisson hors de l'eau, se rappelle
la journaliste.
«Les langues étaient ma grande passion. J'adorais le latin,
mais je voulais désespérément apprendre le grec ancien.
Ne me demandez pas pourquoi. Je dévorais les livres. Je lisais
toutes sortes de choses quand j'étais adolescente.»
En 9e année, à sa nouvelle école, Michele
Landsberg est allée au bureau de la direction et leur a dit : «Il
n'y a pas de grec dans la liste de cours.» Personne ne lui a témoigné
la moindre sympathie. «Ils m'ont regardée et dit de m'en
aller.»
L'année suivante, sa situation a changé. Son frère
aîné, qui allait à la University of Toronto School,
lui a mentionné qu'ils ne pourraient pas utiliser le gymnase parce
qu'on y faisait passer des examens de 13e année. Il
a dit que les gens allaient venir de partout pour passer ces examens.
«J'ai pensé que c'était pour les étudiants
adultes. Je ne sais pas dans quel contexte j'ai pu passer l'examen, explique
Michele Langsberg, mais j'y suis allée et j'ai passé les
examens de composition et de grammaire anglaises. C'était deux
examens séparés, je crois, et je les ai réussis haut
la main. À l'automne, je suis retournée à l'école
et je leur ai mis mes résultats sous le nez en disant : "Voilà.
Je n'ai plus besoin de faire d'anglais. Enseignez-moi le grec."
«Ils devaient maintenant faire quelque chose au sujet de cette folle.
"Eh bien, va voir Mlle Vanderlip." Alors, je suis allée
la voir et elle a dit : "Oui, je veux bien t'enseigner le grec. C'est
ma matière principale. Alors, viens tous les matins à 8
h."
«Imaginez-vous ce que cette enseignante a fait pour moi?, s'exclame
la journaliste. Elle allait se rendre à l'école une heure
plus tôt tous les matins pour enseigner le grec à moi toute
seule. Elle était une enseignante exceptionnelle parce qu'elle
faisait quelque chose de plus pour moi, en toute liberté, qu'elle
me l'offrait comme un cadeau et qu'elle s'attendait en retour à
un maximum d'effort de ma part.»
La journaliste rit gaiement en pensant à la rigueur qu'exigeait Mlle
Vanderlip. La liste des livres à lire comprenait Homère, le Nouveau Testament,
Platon, tout cela à lire en grec ancien.
«Cet enseignement a été le point culminant de tout
mon apprentissage. Je ne crois pas avoir eu d'expérience plus stimulante
que de lire Homère et Thucydide et Hérodote. C'était
formidable.
«Le grec que j'ai appris avec Vera Vanderlip a imprégné
toute ma vie. Il a énormément enrichi mon vocabulaire. Je
n'en ai pas le souvenir constant, mais quand un mot étrange surgit,
mon subconscient me donne son sens.
«L'expérience de cet apprentissage, la lucidité avec
laquelle on exprimait la pensée en grec et la cadence d'Homère
demeurent pour moi le summum de mon apprentissage. C'était apprendre
pour le plaisir d'apprendre. Je n'avais aucune raison d'apprendre le grec,
excepté que je le voulais et que j'adorais ça.»
Le fait de trouver une enseignante avec qui elle s'entendait si bien du
point de vue intellectuel a permis à Michele Landsberg d'endurer
«l'incroyable insensibilité» de l'époque.
«J'étais l'une de deux juifs à cette école
secondaire. J'étais donc différente. Nous avons étudié
le Marchand de Venise en 9e année et lorsque
quelqu'un a demandé ce que voulait dire le mot "usure",
l'enseignante a répondu : "Oh, Michele peut t'expliquer cela.
Lève-toi Michele et dis-nous ce qu'usure veut dire". C'était
les années 50, continue Michele Landsberg. C'était la pire
décennie. Vous vous imaginez un peu comment Mlle Vanderlip
a pu m'inspirer. Sa clarté d'esprit, son engagement, son sens de
ce qui compte et dure vraiment étaient si importants à mes
yeux.»
Un autre élève s'est joint à Michele Landsberg en
11e année et ensemble ils ont étudié le
grec jusqu'à la fin de leur secondaire.
La journaliste se souvient de la fois que l'enseignante était revenue
de ses vacances d'été en Grèce et avait invité
ses deux élèves à regarder ses diapositives.
«C'était un événement formel et poli, précise-t-elle.
Nous étions intimidés d'être invités à
la maison d'une enseignante. La démarcation entre enseignant et
élève était alors bien plus prononcée. J'adorais
mademoiselle Vanderlip et je lui étais reconnaissante. Mais dans
ce temps-là, jamais on aurait dit quelque chose de personnel à
un enseignant et les enseignants ne nous disaient rien de personnel non
plus.
Michele Landsberg a longtemps regretté de pas avoir pu dire à
Mlle Vanderlip à quel point elle avait eu une influence sur elle.
Lorsqu'elle a entendu dire qu'elle était décédée,
elle a fait son hommage dans sa rubrique du Toronto Star.
«Puis, j'ai reçu une lettre d'elle me disant qu'elle était
loin d'être morte. Elle disait également de gentilles choses
à mon sujet, comment j'étais une élève formidable.
Nous avons enfin eu cet échange que je souhaitais. Vera Vanderlip,
qui était maintenant à la retraite, était passée
à une carrière de professeure de lettres classiques à
l'Université Sir Wilfrid Laurier.
«C'est formidable qu'elle ait pu continuer ainsi et poursuivre une
carrière universitaire parce que c'était là sa véritable
vocation.»
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