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L'imagination prend son élanLe théâtre et l'art dramatique au service de l'éducation en Ontario. |
de Kate Lushington
En cette ère où la reddition de comptes et l'évaluation sont érigées en dogmes, on mesurerait plus facilement le contenu d'un seau que l'évanescente luminosité d'une flamme. Mais la plupart d'entre nous reconnaissons que l'enseignement des arts favorise l'apprentissage. L'omniprésence des images oblige les enfants à décoder une pléiade de symboles et de méta-phores. Toutes les disciplines artistiques ont ici leur utilité, mais le théâtre, de par sa dimension humaine, offre des avantages incomparables, dont celui de prendre vie dans l'imaginaire, ou d'être «bon marché», comme le souligne hardiment Peter Moore, conseiller pédagogique et enseignant aguerri d'art dramatique à Orangeville. Les enseignants s'appuieraient bien sur ce seul argument pour prôner le théâtre, eux qui se démènent pour atteindre les objectifs des programmes avec des moyens amputés à l'élémentaire comme au secondaire. Mais d'après ce que l'on observe un peu partout en Ontario, le recours à l'art dramatique dans les écoles n'a pas que des avantages financiers. On distingue deux grands volets dans le programme ontarien : l'art dramatique et le théâtre. Le théâtre suppose une production devant un auditoire tandis que l'art dramatique peut s'arrêter à la démarche et s'en tenir à la salle de classe. En tant que moyen d'expression artistique, le théâtre a un côté rituel, cérémonial et circonstanciel. En tant que démarche, l'art dramatique renforce l'estime de soi, augmente l'empathie et embellit le climat d'apprentissage. Les élèves ont tout intérêt à aborder les deux volets. L'art dramatique assure la cohérence interdisciplinaire, soulève l'enthousiasme des élèves, favorise les compétences linguistiques, renforce la connaissance du monde et ralentit le décrochage scolaire. Trop beau pour être vrai? Voyons les preuves L'art dramatique soutient efficacement l'enseignement des matières de base. «De nos jours, les enseignants se démènent pour enseigner en fonction des intelligences multiples, estime Peter Mansell de Kitchener, qui donne à Stratford des cours menant à une qualification additionnelle en art dramatique. On peut infuser à l'art dramatique un savoir qui imprégnera le vécu de l'élève.» Pourtant, reconnaît le Torontois Jim Giles, enseignant à l'élémentaire et amateur d'art dramatique, à peine quelques poignées d'enseignants savent exploiter l'art dramatique. Le nouveau programme range l'art dramatique dans les matières évaluées de la maternelle à la 12e année. Toutefois, la rigueur fait souvent défaut. D'une part, les parents se plaignent rarement que leur enfant est incapable de tenir un rôle. D'autre part, avec le resserrement des exigences d'enseignement et d'évaluation en mathématiques, en sciences et en langue maternelle, mettre en uvre un programme d'art dramatique peut en effet sembler une lourde tâche. «Nous cherchons à rattraper notre retard par rapport au programme, surtout en 6e année», explique Donna MacNeil, enseignante à Atikokan, au nord-ouest de Thunder Bay. Elle se réjouit de profiter depuis trois ans du programme Artistes en milieu éducatif du Conseil des arts de l'Ontario (CAO). «Les artistes nous aident; certains élèves se sont grandement épanouis, mais pourrons-nous continuer l'an prochain?» «Enseigner l'art dramatique suscite beaucoup de craintes et d'inquiétudes, même si les avantages sont considérables», affirme Kathleen Gould Lundy, consultante et coordonnatrice du programme d'art dramatique au conseil scolaire du district de Toronto. D'où viennent ces craintes? Que faire pour rassurer les enseignants qui veulent tirer parti des avantages? Le peu de formation artistique des généralistes y est pour quelque chose. «À l'université, un seul professeur nous a parlé des vertus de l'art dramatique dans l'enseignement et nous a fait découvrir les travaux de David Booth, qui décrit ses effets sur les compétences linguistiques», regrette Steve Riddell, enseignant-bibliothécaire à l'école publique King Edward de Toronto. L'école se vante d'avoir d'excellents programmes de musique et d'arts visuels animés par des spécialistes, mais n'offre presque rien en art dramatique. De plus en plus d'enseignants cherchent pourtant à obtenir une qualification additionnelle en art dramatique, indique Christine Jackson, présidente du Council of Drama and Dance in Education. Dans les cours qu'il donne à Stratford, Peter Mansell montre à des enseignants de l'élémentaire comment l'art dramatique fait appel au sens inné du jeu et comment «aller au-delà de l'aléatoire pour garder l'élève sur le chemin de la connaissance». Au secondaire, où le travail de groupe occupe une place grandissante et où l'on cherche sans cesse à prévenir les conflits entre élèves, l'art dramatique permet d'unifier des groupes hétérogènes. Donna Marie Baratta, enseignante à Thunder Bay, l'a bien vu. Son cours d'art dramatique en 10e année attire des élèves autrement peu portés les uns vers les autres; les solitaires et les marginaux y côtoient les leaders populaires. Un jour, raconte-t-elle, un garçon avait du mal à se souvenir de son texte. La classe tout entière est restée volontiers une demi-heure de plus à attendre qu'il finisse, le rassurant jusqu'à ce qu'il se rende au bout. «L'art dramatique a un effet rassembleur. Il crée une ambiance décontractée qui laisse libre cours à l'émotion et inspire la confiance.» Dans le comté rural de Perth, dans l'Est ontarien, Carolee Mason, forte de ses 27 années d'expérience en art dramatique, est de plus en plus sollicitée par ses collègues, séduits par la méthode collaborative. Les élèves, notent-ils, s'expriment mieux, sont plus attentifs, ont plus d'initiative et posent de meilleures questions. Mme Mason raconte qu'un enseignant d'expérience lui a demandé un jour des suggestions d'activités pour abaisser le niveau d'anxiété dans ses cours de mathématiques. «Une dynamique nouvelle est apparue dans sa classe, et un regain de convivialité a amélioré le climat d'apprentissage.» L'art dramatique n'a rien d'ésotérique, mais certains y voient un côté mystérieux. À Ottawa, Michael Wilson plonge tout de go ses étudiants de la Faculté d'éducation dans le feu de l'action. Il divise une grande classe en groupes de six et fait compter ses étudiants pour développer l'esprit d'équipe et la concentration. «Ils doivent eux-mêmes se sentir à l'aise de prendre des risques pour l'enseigner à d'autres», explique-t-il. Dans une étude réalisée en 1989 pour le conseil scolaire du district d'Ottawa-Carleton, M. Wilson montre que la participation à des activités d'art dramatique au secondaire a eu un effet spectaculaire sur les résultats des élèves de la 9e à la 11e année en difficulté d'apprentissage. Il insiste sur l'importance de donner une dimension esthétique à l'enseignement afin d'accroître le potentiel d'apprentissage des élèves.
Les enseignants attribuent d'autres bienfaits au programme d'art dramatique : «Les élèves ont l'air plus calmes, et les cas problèmes sont assez rares». Certains effets ont même été mesurés; on sait que l'école améliore sans cesse ses résultats en lecture et qu'elle se rapproche de la moyenne des conseils aux évaluations de l'Office de la qualité et de la responsabilité en éducation (OQRE), même si elle se classe au 11e rang du Learning Opportunities Index pour les écoles en milieu urbain défavorisé. Impossible, toutefois, d'en mesurer tous les effets. Denise Ing, enseignante de 5e année, intègre l'art dramatique à sa pratique quotidienne. «Je n'en fais pas une activité à l'horaire, précise-t-elle; j'y ai recours au gré des circonstances, tant pour l'étude des civilisations anciennes que de la germination d'une graine.» Mme Ing s'est tournée vers l'art dramatique parce qu'un garçon de sa classe de 3e année refusait systématiquement de prendre la parole. Au bout de trois mois, dans une ultime tentative pour le sortir de sa coquille, elle lui demanda de jouer un rôle dans une histoire, et il se mit à parler dans la peau de son personnage. À la fin de l'année, l'enseignante demanda aux élèves de compléter la phrase «L'art dramatique m'apporte beaucoup parce que », et le garçon en question répondit : «Parce que ça me donne le courage de dire ce que je veux dire». «L'art dramatique donne une voix, renchérit Kathleen Gould Lundy. Tellement d'enfants s'enferment dans un mutisme.» Dans une classe spécialisée de 9e année, raconte-t-elle, des garçons ayant des troubles comportementaux, qui pouvaient à peine s'écouter les uns les autres et parlaient toujours avec hésitation, se sont mis à improviser avec volubilité quand on leur a demandé de jouer un rôle. Les activités subséquentes ont en outre révélé une amélioration de leur savoir-écrire. Dans la peau d'un personnage, l'élève peut s'affirmer comme une personne courageuse, influente ou réfléchie. Il en vient à se considérer et à se comporter comme tel en tant qu'apprenant. «C'est assez métamorphosant, constate Mme Lundy. Je veux que les enseignants acquièrent les compétences requises pour que les élèves soient plus nombreux à vivre cette expérience.» Elle est actuellement en détachement à la Faculté d'éducation de l'Université York où, sous sa direction, des diplômés des Beaux-Arts apprennent à enseigner les matières de base. Mais les enseignants ne se sentent pas tous à l'aise de jouer des rôles en classe, et beaucoup se laissent intimider par la perspective de recourir à l'art dramatique. Matt Duggan enseigne au Harbord Collegiate de Toronto. «Je me disais auparavant que je ne demanderais jamais à mes élèves de faire des choses que j'aurais été gêné de faire étant jeune. Quand j'ai pris conscience que j'avais été un enfant très gêné, je me suis dit que ça limitait drôlement nos possibilités.» Il a fait venir le comédien Michael Kelly de Shakespeare In Action. «Une bonne partie des uvres littéraires au programme n'ont pas été conçues dans l'optique de la lecture; elles ne demandent qu'à être jouées. Avec Michael, les élèves passent aussitôt à l'action. Il prépare un thème, et les élèves se lancent dans la pièce.» Cependant, les enseignants moins versés en art dramatique n'osent pas toujours se lancer seuls dans de telles initiatives. «Les élèves n'obéissent plus au modèle socratique; ils ne restent pas assis à écouter», souligne Heather Boswell, directrice d'une école élémentaire à Fergus. Pendant une semaine entière, toute son école a participé à des ateliers de théâtre d'ombres sous les auspices du programme Artistes en milieu éducatif du CAO. L'exploitation du mouvement, de la cinétique et de procédés visuels pour mettre en lumière le scénario fut couronnée de succès. Mais encore faut-il que l'enseignant n'ait pas une conception trop figée du maintien de l'ordre en classe. En art dramatique, la relation élève-enseignant peut se transformer à tout instant. Peter Moore souligne que les enseignants d'art dramatique «animent» plus qu'ils n'instruisent. Ils peuvent même jouer un rôle dans une scène. «Ça prend un certain temps, mais on s'y fait», confie-t-il. Les enseignants doivent avoir l'occasion d'expérimenter eux-mêmes l'art dramatique. Même ceux qui ont une formation en théâtre, comme Donna Marie Baratta de Thunder Bay, considèrent qu'il faut une compétence très particulière pour intégrer l'art dramatique à l'enseignement. Mais c'est une compétence qui s'acquiert. «Tout le monde peut y arriver, soutient Denise Ing. D'où l'importance du perfectionnement.»
Monter une pièce avec des artistes est une activité stimulante et instructive. L'an dernier, Michael Kelly a amorcé une nouvelle initiative dans le cadre de Shakespeare In Action. Dans trois écoles en milieu défavorisé, il a amené la «famille» scolaire au grand complet à monter et à jouer La tempête, Roméo et Juliette et Songe d'une nuit d'été. Huit semaines durant, le jeudi était consacré à Shakespeare. Les élèves de la maternelle à la 6e année, leurs enseignants et leurs parents ont travaillé avec deux animateurs et deux musiciens. Ils ont étudié la pièce, préparé les scènes, conçu et fabriqué les costumes, illustré les programmes et participé à toutes sortes d'activités multidisciplinaires. «Les enseignants étaient sceptiques au début. "À quoi ressemblera le produit final?", demandaient-ils. "Comment l'évaluer?" La plupart semblaient dire : "Par où commencer?" Nous avons fait des suggestions et exposé la démarche en détail; les enseignants ont fini par comprendre et ont pris l'affaire en main. Ils se sont mis à répéter en notre absence. Et leur discours a changé : "J'ai découvert des possibilités auxquelles je n'avais jamais pensé", entendait-on. "Je peux fonctionner autrement en classe."» Un enseignant a écrit : «Mes élèves ont montré à tout le monde, y compris à eux-mêmes, de quoi ils étaient capables. Nous avons vécu une expérience formidable.» Aux dires d'un parent : «C'était stupéfiant. Une métamorphose totale! On a pu réaliser quelque chose de grandiose et de merveilleux.» C'était du théâtre : de la pratique à la production. Pour Christine Jackson, c'est l'expérience du «ah!». Le théâtre a le pouvoir de nous émouvoir et d'approfondir notre compréhension de l'humanité - elle parle alors de «paysage intérieur de l'apprentissage». «Il ne suffit pas de recourir à des techniques d'art dramatique, ajoute-t-elle. Les élèves ont aussi besoin d'éprouver ce "ah!" qui vient naturellement sous le coup de l'émotion.» Chargée de coordonner le programme de danse et d'art dramatique au conseil scolaire du district de Toronto, Mme Jackson réalise des projets pilotes où enseignants et gens de théâtre montent des activités de classe sur les thèmes des sans-abri, de la diversité et de la colonisation. Le théâtre bien adapté au jeune public contribue aussi à approfondir cette compréhension de l'humanité. C'est le problème de la pauvreté infantile qui a inspiré l'attrayante mise en scène de Danny, King of the Basement, de David S. Craig, par le Roseneath Theatre, mais les résonances qui s'en dégagent vont bien au-delà des motivations initiales de la troupe. Cette pièce, que les élèves de Queen Victoria ont étudiée, a depuis remporté des prix, et le Roseneath Theatre la joue encore un peu partout en Ontario et ailleurs. Dans un programme d'art dramatique, il est important d'offrir aux élèves la possibilité de voir une excellente production en tournée. Les guides d'accompagnement à l'intention des enseignants proposent en outre une foule d'activités à faire avant et après le spectacle. L'art dramatique reste un langage universel, peu importe la composition démographique de la province, et le théâtre n'a jamais été le propre d'une seule culture. Dans le Nord ontarien, où les ressources artistiques ne sont pas aussi abondantes, les enseignants ont tout de même accès à des gens de théâtre. Debajehmujig Theatre, une troupe autochtone de l'île Manitoulin, se produira en tournée cet hiver avec sa pièce Ever That Nanabush. Elle organisera des ateliers d'improvisation pour les élèves de la Première nation de Chapleau, au nord de Sault Ste. Marie. Turtle Gals Performance Ensemble, qui regroupe des femmes de théâtre autochtones, a donné des ateliers d'art dramatique aux élèves de Fort Francis et s'apprête à partir en tournée scolaire avec une pièce consacrée au mouvement ouvrier autochtone, élément oublié du programme. De belles productions s'offrent aux écoles; ce qui manque, c'est l'argent pour se les payer. L'art dramatique a beau faire partie intégrante du programme, le financement ne suit pas. Et même si le théâtre est vu comme une activité bon marché, on n'en fait quand même pas sans argent. Quant à l'art dramatique, il faut y mettre du temps. Les enseignants de l'élémentaire n'ont pas toujours le temps ou les moyens de suivre une formation en art dramatique, même si cela les aiderait à enseigner les matières de base et à gérer le surcroît de travail. Au secondaire, les spécialistes en art dramatique sont parfois disposés à collaborer avec d'autres sections, mais encore faut-il trouver du temps, sans parler que les fonds disponibles pour des activités théâtrales peuvent aussi bien servir à l'achat d'ordinateurs. «Ce n'est pas évident», soupire Peter Mansell à Kitchener, à qui l'on doit le premier programme coop d'art dramatique en Ontario. L'expérience lui a pourtant appris que les compétences informatiques n'intéressent pas autant les employeurs que la créativité, l'initiative, le leadership, la débrouillardise, la souplesse et le sens de la communication : qualités qu'aiguise la pratique de l'art dramatique. L'art dramatique développe l'esprit d'équipe, ajoute M. Mansell, mais les résultats ne sont pas toujours palpables. «Un ordinateur, par contre, c'est du concret.» «Il faut un engagement systémique envers la place de l'art dramatique dans les écoles et la formation des enseignants», soutient Kathleen Gould Lundy.
«Imagination et espoir vont de pair, explique Peter Mansell. L'imagination s'enflamme dans l'esprit des gens qui ont de l'espoir.» Et il y a de l'espoir pour les enseignants qui veulent exploiter l'art dramatique et le théâtre pour transmettre leur savoir. Les ressources et les possibilités de perfectionnement ne manquent pas (voir l'encadré). L'art dramatique se prête autant à l'enseignement des matières de base qu'à l'étude des problèmes de société et des relations humaines. C'est en outre une forme attrayante et passionnante d'expression artistique qui offre des expériences riches à plusieurs niveaux, expériences qui éveillent l'intelligence, quelle qu'elle soit, des élèves ontariens.
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