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Chroniques

un enseignant exemplaire

Steve Hammel

une enseignante remarquable

Roch Carrier parle de Sœur Brigitte

Roch Carrier

Roch Carrier n'était pas le meilleur de sa classe de 1re année, mais c'est là que naquit son amour des mots et de l'écriture, auprès de Sœur Brigitte, religieuse à l'accent irlandais.


Roch Carrier fréquentait une petite école appelée Le Couvent, située à Sainte-Justine-de-Dorchester, petit village au sud de la ville de Québec. L'école était, en effet, dans un couvent. D'un côté du corridor se trouvaient les appartements des religieuses; de l'autre, les salles de classe. Le bâtiment existe toujours, mais il a été transformé en condominiums. Quant au village, il porte maintenant le nom de Sainte-Justine-de-Beauce.

Le célèbre auteur, bien connu pour sa nouvelle Le Chandail de hockey, admet sans gêne avoir été le pire joueur de hockey de son village. Dès son tout jeune âge, dans un village sans bibliothèque et où régnait le hockey, il couvait des ambitions en littérature. Le fait qu'il n'était pas le premier de sa classe au Couvent est étonnant, même à ses yeux.

«Le meilleur élève, c'était Bibianne, se rappelle-t-il. Elle portait des boudins.»

Or, il était loin d'être un mauvais élève. «J'étais le deuxième après Bibianne.» C'est toutefois le petit Roch qui deviendra un auteur primé.

Roch Carrier est l'auteur de La Guerre, yes sir!, La religieuse qui retourna en Irlande, ainsi que d'innombrables nouvelles et romans destinés aux enfants et aux adultes. Il a également occupé le poste de directeur du Conseil des Arts du Canada (1994 à 1997), d'administrateur général de la Bibliothèque nationale du Canada (1999 à 2004) et d'enseignant de littérature au Collège militaire royal de Saint-Jean et à l'Université de Montréal.

Il affirme que c'est son enseignante de 1re année qui lui a transmis l'amour des mots et de l'écriture, il y a plus de 60 ans.

«Elle nous a inculqué qu'en traçant des lettres, on s'engageait dans une aventure d'exploration.»

Il la connaissait comme Sœur Brigitte; à l'époque, les religieuses changeaient de nom. De tous les enseignants qu'il a eus, c'est la personne dont il se souvient avec un sentiment filio (il se sentait comme son fils).

«Elle était très vieille, très grande et très forte, avec un visage oblong et quelques poils au menton. Et elle était venue d'Irlande. Dans mon petit village, tout le monde était canadien-français, descendants du même arrière-grand-père, je pense. Il y avait donc là une auréole, comme des rayons autour de cette bonne religieuse, parce qu'elle venait d'Irlande!

«Elle nous parlait en français, mais avec un accent très prononcé, ce qui a causé certains problèmes au tout début.

«Puisqu'on apprenait à lire, on apprenait donc à prononcer des mots, et à la manière dont Sœur Brigitte les prononçait. On arrivait à la maison et on disait : “A-tout vous la voitoure?”… Mes parents se sont donc demandés : “Mais qu'est-ce qui se passe?”»

Dans sa nouvelle intitulée La religieuse qui retourna en Irlande, qui fait partie du recueil Les enfants du bonhomme dans la lune, Roch Carrier raconte l'histoire de Sœur Brigitte, du jour où il apprit à lire et de la façon dont il accourut à la maison pour faire la démonstration de son savoir-faire tout neuf :

– Mais, tu lis avec de l'accent anglais!, s'écria ma mère.

– Je lis comme Sœur Brigitte me l'a appris.

– Dis-moé pas qu'i va apprendre sa langue maternelle en anglais, protesta le père.

Le petit Roch, âgé de six ans, savait que Sœur Brigitte ne parlait pas comme les autres, mais il ne trouvait pas ça étrange. Les religieuses ne faisaient rien comme les autres; elles ne s'habillaient pas comme tout le monde ni ne se mariaient ni n'avaient d'enfants, contrairement aux autres personnes qu'il connaissait.

Puis, tout est rentré dans l'ordre et il apprit à lire français comme quelqu'un qui vient de Sainte-Justine-de-Dorchester, et non du comté de Cork! Sœur Brigitte marqua tout de même profondément le petit Roch.

«Elle avait plus de 80 ans, elle était très forte et très disciplinée. Elle avait des limites très arrêtées, et je dois dire que je n'ai pas gardé un très mauvais souvenir de ça.

«Elle avait des méthodes d'enseignement que je ne recommanderais pas aujourd'hui. Par exemple – j'étais un peu… enfin, très dyslexique, mais je ne connaissais pas ce terme à l'époque – si je faisais ma boucle du mauvais côté d'une lettre, alors elle me donnait une taloche sur la tête!»

Il parle de la situation avec beaucoup de tendresse, disant que ça ne faisait pas mal du tout. Souriant, il ajoute : «J'ai appris à faire mes boucles du bon côté!»

L'auteur déclare que la satisfaction qu'il éprouve dans l'acte d'écrire – former des mots et des lettres – lui vient de Sœur Brigitte.

«C'est à Sœur Brigitte que je dois mon orientation vers l'écriture, dit-il, d'un air songeur. Elle nous a inculqué qu'en traçant des lettres, on faisait bien plus que ça; on s'engageait dans une aventure d'exploration.»

Étant donné que Sœur Brigitte a eu une telle influence sur lui, il n'est pas surprenant qu'elle soit le personnage principal de La religieuse qui retourna en Irlande. Il décrit, dans cette nouvelle, sa calligraphie «pieuse» sur le tableau que ses camarades et lui-même tentaient d'imiter : «Dans tous ses textes, il y avait toujours le mot Irlande. C'est en traçant le mot Irlande que j'ai appris à tracer le I majuscule.»

Sœur Brigitte a laissé une marque indélébile dans la vie et la carrière de Roch Carrier, mais elle n'a pas été son enseignante très longtemps. À Noël, elle est tombée malade, et elle resta dans sa chambre, de l'autre côté du corridor, où les religieuses vivaient. Les enfants entendaient les parents chuchoter qu'elle avait perdu la mémoire. Sœur Brigitte n'est jamais retournée en classe comme l'auteur le raconte dans La religieuse qui retourna en Irlande. Fin janvier, les religieuses du couvent s'aperçurent que Soeur Brigitte était sortie de sa chambre. On la chercha partout, mais en vain. Des hommes du village repérèrent sa forme noire dans la poudrerie; elle était pieds nus sous sa grande mante. «Quand les hommes lui demandèrent où elle allait, ajoute l'auteur, Sœur Brigitte répondit, en anglais, qu'elle retournait chez elle, en Irlande.»

«N'oubliez jamais votre plaisir d'apprendre.»

En tant qu'auteur et administrateur général de la Bibliothèque nationale du Canada, Roch Carrier a visité de nombreuses écoles afin de parler aux jeunes des plaisirs de la lecture et de l'écriture. Il a également rencontré maints enseignants surchargés de travail, ayant des tâches d'enseignement lourdes et trop d'élèves par classe, constamment bombardés d'études sur les théories pédagogiques et de rapports. Son conseil?

«Just be yourself. D'abord, ce que les élèves voient, ce sont des personnes, et non pas des systèmes, des principes… Et le souvenir que vont garder les enfants, c'est le souvenir d'êtres humains.»

Il insiste : «N'oubliez jamais votre plaisir d'apprendre». Il ajoute que si les enseignants transmettent aux enfants la soif d'apprendre, c'est comme leur donner une espèce de potion magique pour le reste de leur vie.

Et le secret de Sœur Brigitte? «On savait très exactement ce qu'elle voulait, on savait jusqu'où on pouvait aller, mais pas plus loin que ça.»

Mais ce dont Roch Carrier se rappelle avec le plus d'émoi est l'attitude de Sœur Brigitte et l'atmosphère qu'elle créait. «Grâce à elle, j'ai compris qu'en venant à l'école, j'allais apprendre chaque jour quelque chose que je ne savais pas. Chaque jour représentait un nouveau défi : faire une lettre ou apprendre un mot. Le soir, on savait quelque chose qu'on ne savait pas le matin.»

L'approche de Sœur Brigitte semblait incontestable pour Roch Carrier et ses camarades de classe. Il reconnaît rapidement que certains aspects de sa pédagogie ne seraient pas bien acceptés aujourd'hui, mais que son engouement pour l'apprentissage sera toujours un modèle.

«Le plaisir qu'elle-même éprouvait à nous voir devenir enjoués au sujet de petites lettres ou de petits mots qu'elle nous présentait, je le souhaite à tous les enseignants.»


Citations tirées de : Les enfants du bonhomme dans la lune, Roch Carrier, Éditions internationales Alain Stanké, 1979.