Dix ans déjà :
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On disait de lui qu’il était un enseignant travailleur et dévoué. En 11 années d’enseignement au secondaire dans une ville de taille moyenne, sa carrière était sans tache. La plupart des résidents du coin l’aimaient bien. En plus de ses longues heures de travail à l’école, il faisait du bénévolat à la banque de sang et servait d’entraîneur à l’équipe masculine de hockey bantam. Les parents lui étaient reconnaissants du temps qu’il passait avec leurs enfants et louaient sa contribution à la communauté. De tous les joueurs de l’équipe dont il était l’entraîneur, seuls deux d’entre eux fréquentaient son école. Ses fonctions d’entraîneur étaient pour lui un loisir; il n’avait jamais vraiment associé son rôle d’enseignant à son rôle dans l’équipe de hockey. Pour rester en forme, il enfilait ses patins afin de conseiller les joueurs sur la glace, et il prenait même part aux mêlées.
«Pas mal pour un vieux», lançait-il quand il marquait un but. À l’occasion, dans le feu de l’action, il faisait l’important et administrait quelques plaquages – à des fins éducatives, bien entendu. Un de ces fameux plaquages a d’ailleurs envoyé un des jeunes joueurs de centre voler dans la bande. Ce dernier s’est relevé d’un bond, a lancé à son entraîneur quelques mots bien sentis, puis lui a jeté son bâton à la tête, le manquant de peu. Dans l’agitation, l’entraîneur a répondu sur le même ton et a rétorqué en lançant son propre bâton au garçon qui, il s’est avéré, était un des élèves de son école. Le geste n’aurait pu être pire : le bout du bâton a atteint le cou à nu de l’élève, et y a laissé une entaille béante qui a requis 21 points de suture. L’entraîneur fut immédiatement pris de remords. Les parents du garçon, toutefois, étaient furieux. Comment un enseignant – une personne qui passe la journée entourée d’enfants – pouvait-il perdre son sang-froid aussi facilement? Suffisamment inquiets de la conduite de l’entraîneur, ils ont déposé une plainte auprès de l’Ordre. Suis-je au travail?Réfléchissons un peu. Comment le bénévolat peut-il compromettre l’autorisation d’enseigner? Cet enseignant s’est trouvé devant un dilemme qui affecte nombre de professionnels. Où s’arrête la vie professionnelle et où commence la vie privée? Quelles sont les limites à établir avec des élèves, des patients ou des clients? À titre de membres d’une profession, les enseignantes et enseignants sont toujours en fonction. Les enseignants sont liés à certaines normes de déontologie, tout comme le sont les médecins, les avocats, les infirmiers, les ingénieurs et les autres professionnels. Ce n’est pas l’Ordre qui le dit. En fait, les processus judiciaires sur lesquels s’appuie cette règle datent de l’année précédant la création de l’Ordre. À partir de trois procès connus sous le terme «trilogie», la Cour suprême a établi que les membres de la profession enseignante sont, dans une certaine mesure, toujours en fonction. Elle a déclaré qu’on «n’enlève pas nécessairement son chapeau d’enseignant à la sortie de l’école et on considère qu’on continue à le porter même après les heures de travail.» La notion d’être en service doit être considérée en fonction d’un comportement déontologique auquel on peut raisonnablement s’attendre. L’un des avantages de l’autoréglementation est que le public s’attend à ce que les membres de la profession déterminent ce qu’est un comportement éthique acceptable par l’entremise de panels rendant des décisions.
Dans le cas qui nous intéresse, l’enseignant était-il en service? Il faut se demander si l’on peut raisonnablement lier sa conduite à l’extérieur de la classe à celle que l’on adopte ou pourrait adopter en classe. Il faut aussi se pencher sur les répercussions que pourrait avoir sa conduite sur sa propre réputation, celle de l’école et de la profession, sur la confiance que le public accorde à l’école et à la profession, ainsi que sur la sécurité des élèves. Il est fort probable qu’un panel de discipline jugerait que l’enseignant était en fonction dans un tel cas, tout comme l’a écrit la Cour suprême. La plupart des témoins savaient qu’il était enseignant, et deux des joueurs – dont celui qui a été blessé – étaient ses élèves. Les membres d’un panel pourraient s’inquiéter de sa réaction envers les élèves sur la patinoire, et tiendraient compte du fait que les parents, les élèves et ses collègues seraient amenés à se poser des questions sur son comportement dans d’autres situations. Si l’enseignant avait perdu son sang-froid de la même façon avec des adultes et sans témoins, pourrait-on analyser la situation différemment? Probablement. Le fait qu’il entraîne bénévolement ses propres élèves et d’autres enfants de sa communauté le met-il à risque? On pourrait répondre par l’affirmative, mais c’est également le cas pour de nombreuses activités quotidiennes. Les membres d’une profession doivent être sensibles à la dynamique et aux différents aspects d’une relation professionnelle. On peut facilement comprendre qu’il puisse être difficile pour un professionnel – surtout quelqu’un faisant partie d’une profession liée à l’entraide et aux soins – de distinguer les limites de la prudence. Cette confusion n’est pas intentionnelle car les limites sont rarement claires. Alors comment un enseignant peut-il respecter les limites? Établir les limitesLes questions liées aux limites à établir avec les élèves proviennent habituellement du fait que les enseignants se placent inconsciemment dans une relation de dualité, un comportement de transfert ou de contre-transfert. Il faut absolument discuter des motifs de l’enseignant et des répercussions sur l’élève. Notre enseignant-entraîneur s’est trouvé dans une relation de dualité avec ses élèves, ce qui est compromettant. D’un côté, il est l’enseignant des garçons et de l’autre, leur entraîneur de hockey. Ses deux fonctions comprennent des attentes, des normes et des responsabilités différentes. C’est dans de tels cas que les limites se brouillent. On peut sûrement présumer que l’enseignant n’aurait pas juré ni lancé le bâton à son élève s’il s’était trouvé dans le gymnase de l’école. Mais l’élève n’aurait probablement pas agi de la sorte non plus. Les relations de dualité sont déroutantes pour les élèves, car les limites ne sont plus claires et les normes deviennent floues. Les possibilités d’allégations de faute professionnelle s’en trouvent grandement accrues.
Les comportements de transfert se produisent quand une enseignante ou un enseignant permet qu’une relation inappropriée s’établisse avec un élève, qui en vient alors à percevoir l’enseignant sous un autre jour. Il faut en être très conscient et gérer la situation de façon efficace. Par exemple, si une enseignante sait qu’un élève d’une famille monoparentale a de la difficulté à s’associer à sa mère, il serait inapproprié qu’elle en vienne à jouer ce rôle dans la vie de l’élève, même si c’est l’élève qui fait le transfert. Encore une fois, la marge est étroite. Si l’enseignante réagit à cette dynamique et entreprend le rôle de mère, on adoptera des comportements typiques de la relation mère-enfant. Arrive ensuite le contre-transfert, car l’enseignante a accepté le comportement de transfert de l’élève et joue le rôle ainsi délégué. Les résultats peuvent se manifester graduellement. Par exemple, l’enseignante prépare chez elle le déjeuner de l’élève, prend les rendez-vous chez le médecin et y accompagne l’élève, tient des conversations personnelles et lui donne des conseils qui dépassent ses fonctions d’enseignante. À long terme, ce qui se voulait une aide bien intentionnée peut se transformer en relation malsaine qui rend les deux protagonistes sérieusement vulnérables. Réflexions personnellesL’enseignement est une profession qui sous-entend la confiance, l’empathie, le souci et la défense de l’éducation et du bien-être des élèves. Nous sommes humains, donc vulnérables, et pouvons éprouver de la difficulté à équilibrer tous les aspects de notre vie. Les membres de la profession devraient réfléchir de temps à autre sur les relations qu’ils entretiennent avec leurs élèves, et se poser les questions suivantes :
Grâce à des limites bien établies, les relations entre un enseignant et ses élèves peuvent être source de croissance et d’inspiration. Les enseignantes et enseignants sont des modèles qui détiennent le pouvoir d’inspirer les générations futures. La confiance dont ils font l’objet ne doit jamais être violée ni mise en jeu. Joe Jamieson était chef des enquêtes et audiences quand il a rédigé ces lignes. Il vient d’être nommé coordonnateur de la Division des questions professionnelles de l’Ordre. Il a acquis 15 années d’expérience à titre d’enseignant et de conseiller en matière de curriculum pour le Halton Catholic District School Board. TrilogieLes procès en question sont Regina v. Audet (mai 1996), Attis v. Board of School Trustees, District No. 15 (avril 1996) et Toronto Board of Education v. O.S.S.T.F. (novembre 1996). |