Enseigner le succès
Un enseignant espère être en tête de la délégation
canadienne aux Jeux olympiques de Turin en 2006.
de Teddy Katz
|
|
Le Canada nourrit de grands espoirs envers Marcel Rocque, qui fait partie
depuis 1999 d'une des meilleures équipes de curling au monde :
celle de Randy Ferbey d'Alberta. L'équipe a déjà remporté quatre
championnats canadiens et trois championnats mondiaux. Elle vise maintenant
la médaille d'or, que les équipes masculines canadiennes
n'ont pas réussi à gagner depuis que le curling a reçu
son statut officiel de sport olympique en 1998.
«D'après moi, il n'y a rien de plus prestigieux dans le
sport que de remporter une médaille d'or pour son pays»,
déclare M. Rocque. Il fait remarquer que les attentes sont grandes
envers son équipe qui, on l'espère, sera la première
au pays à remporter la médaille d'or.
S'il se sent bien sur la patinoire à faire du curling, il se
sent tout aussi à l'aise à l'avant du gymnase de l'école
intermédiaire Riverbend d'Edmonton où il enseigne l'éducation
physique de la 7e à la 9e année depuis septembre 1996.
«J'ai choisi l'enseignement parce que j'ai toujours entretenu
de bons rapports avec les jeunes. Et enseigner l'éducation physique
est tout à fait naturel pour quelqu'un qui adore le sport.»
Dès le début, M. Rocque a compris qu'il lui fallait être
différent des autres enseignants s'il voulait réussir à combiner
l'enseignement et le curling. Tandis que la plupart des enseignants se
préoccupent du nombre de jours d'absence des élèves,
lui s'inquiète de ses propres jours d'absence.
Premier emploi
«Avant d'accepter mon premier poste, j'ai dit à mon employeur
que j'étais un joueur de curling de compétition et que
j'aurais besoin de congés pour participer aux tournois.»
L'athlète précise qu'à l'époque, le directeur
de l'école, lui-même ancien enseignant d'éducation
physique, avait vite reconnu les avantages d'avoir un athlète
d'élite parmi son personnel.
«Le programme d'éducation physique d'ici favorise l'activité et
le conditionnement physique. Alors, qu'est-ce que j'apporte à mes élèves?
Je leur sers de modèle, raconte Marcel. Il y a des objectifs à établir,
des rêves à poursuivre. Et il faut de l'organisation pour
mener tout cela à bien.»
Il avait expliqué à son directeur qu'il aurait besoin
d'au moins deux semaines de congé avant Noël pour les grandes
compétitions, et même davantage si son équipe réussissait
bien.
Le directeur lui avait répondu : «Si tu es prêt à renoncer à 1/200e de ton salaire par jour d'absence, ça va te coûter cher,
mais nous t'appuierons dans ta démarche.»
Marcel Rocque était heureux de cet appui. Chaque fois qu'il partait,
toute l'école le soutenait et suivait ses compétitions.
En revenant, il leur parlait de ses expériences aux assemblées
d'école.
Besoins conflictuels
Le succès de l'équipe de Marcel a bientôt commencé à causer
des problèmes à l'école. Il s'est mis à s'absenter
de plus en plus longtemps. En 2001, l'année où son équipe
a remporté son premier championnat mondial, il a manqué 30
jours d'école. Récemment, il a pris 44 jours de congé.
Puis, la direction de son école a changé.
«Ce qui veut dire qu'après sept ans d'appui, j'ai commencé à avoir
des problèmes, ajoute-t-il. La nouvelle direction n'avait pas
l'impression que mon rôle de modèle compensait le manque
de continuité pour les élèves. C'est devenu un sujet
de débat.»
Le débat ne date pas d'hier. En Ontario, il se poursuit au moins
depuis les années 1960, époque où le joueur de curling
de compétition Jim Waite enseignait à l'école élémentaire
Oak Park à London. Lorsqu'il a demandé un congé pour
participer à un championnat, le conseil scolaire lui a répondu
que c'était impossible.
|
Jim Waite, joueur de curling de compétition
et enseignant à l'école élémentaire
Oak Park de London dans les années 60.
|
«Dans le temps, ce n'était pas du tout permis, explique
Jim Waite. Il fallait que je m'esquive. Pas que je mente, mais que je
trouve des prétextes pour m'absenter sans avoir à toujours
réclamer des jours de congé de maladie. Cela m'est arrivé plus
d'une fois, juste pour réussir à sortir.»
En fin de compte, son directeur, Sam Munro, a demandé au conseil
scolaire de changer la politique pour que les enseignants puissent prendre
des congés sans solde pour participer à des compétitions
importantes. M. Munro remplaçait même l'athlète pendant
ses absences.
«Chaque fois qu'il partait, toute l'école
le soutenait et suivait ses compétitions.»
«S'il n'avait pas été là, la route aurait été autrement
plus longue pour les enseignants qui font du sport, ajoute-t-il. Le conseil
scolaire de London a probablement été le premier à adopter
une politique permettant aux enseignants de participer à des championnats
provinciaux ou nationaux – avec perte de salaire, bien sûr.»
Presque tous les conseils scolaires de l'Ontario ont adopté une
clause, qui figure dans la convention collective de leurs employés,
permettant aux enseignants athlètes de demander jusqu'à dix
jours de congé sans solde par année.
Hockey et enseignement
Ce sont là de bonnes nouvelles pour certains athlètes
qui espèrent faire partie d'une équipe olympique et mettre
leurs compétences à profit dans une salle de classe.
Katie Weatherston espère faire partie de l'équipe féminine
de hockey qui tentera de défendre la médaille d'or qu'elle
a remportée aux olympiades de Salt Lake City.
Vivant à Thunder Bay, Katie est diplômée en psychologie
et terminera dans un an sa formation à l'enseignement au collège
Dartmouth, établissement de l'Ivy League du New Hampshire.
|
Katie Weatherston défendra la médaille
d'or olympique de l'équipe feminine de hockey à Turin.
|
«Bien des choses vont de pair avec l'enseignement, dit-elle en
faisant la comparaison avec le hockey. Je veux inculquer aux enfants
une éthique du travail, leur montrer comment planifier, établir
des objectifs. Bien des aspects du sport et de l'éducation se
chevauchent.»
Elle pense à l'enseignement depuis des années, bien avant
de pouvoir espérer décrocher une place dans l'équipe
nationale. Elle sait qu'il pourrait y avoir des difficultés à concilier
les deux carrières, mais elle y tient.
«J'ai toujours voulu entraîner les autres
et enseigner parce que ce sont les deux choses pour lesquelles je suis
douée.»
«J'ai toujours voulu entraîner les autres et enseigner parce
que ce sont les deux choses pour lesquelles je suis douée, précise-t-elle.
Et je crois pouvoir m'acquitter des deux. C'est sûr qu'il est important
que je me concentre sur le hockey, mais c'est bien d'avoir autre chose
pour garder une juste mesure et soulager la pression.»
L'année prochaine, quand elle aura terminé ses études,
elle aimerait se trouver un poste de suppléante afin de pouvoir
maintenir son horaire chargé. «Ce serait un bon moyen de
commencer ma carrière tout en me concentrant sur le hockey. Pour
moi, ce serait la situation idéale.»
Question d'équilibre
De nos jours, selon Wally Kozak, il est presque impossible de faire
plus que de l'enseignement occasionnel si l'on veut réussir comme
athlète olympique. Directeur du développement des membres
de l'équipe féminine canadienne de hockey, il a passé la
majeure partie de sa carrière en éducation.
M. Kozak a obtenu son baccalauréat en éducation de l'Université de
la Saskatchewan dans les années 1960. Il était alors membre
de l'équipe de hockey du Canada. Il enseignait pendant qu'il jouait
pour l'équipe en 1968. Le légendaire père David
Bauer dirigeait le programme de hockey olympique. Il voulait des joueurs
excellant tant au niveau des sports que des études : des joueurs
bien équilibrés.
Mais en raison de la centralisation des équipes, de nos jours,
qui veut que les membres vivent ensemble durant l'année précédant
les Olympiques et s'entraînent presque à temps plein, les
choses sont différentes. M. Kozak dit même que les athlètes
doivent parfois sacrifier leurs carrières pour une période
pouvant aller de huit à dix ans.
|
Ancien enseignant et membre de l'équipe
nationale de hockey, Wally Kozak est maintenant directeur du développement
de l'équipe de hockey féminine.
|
«Dans le cas des sports d'hiver surtout, l'entraînement
des athlètes est tel qu'ils ne peuvent pas garder leur emploi,
poursuit M. Kozak. Il n'est plus possible d'occuper un poste ordinaire
d'enseignant. Peut-être un poste à temps partiel ou de suppléance,
mais les exigences de l'entraînement à un sport d'hiver
n'en permettent pas plus. Les joueurs sacrifient leur emploi et leur
profession. Je crois qu'il s'agit là de la réalité actuelle
du sport à ce calibre.»
Karen Strong est chef du service de préparation à la vie
au centre sportif de Calgary où nombre d'athlètes s'entraînent
pour les Jeux olympiques de Turin. Une partie de son travail est de les
aider à penser à leur vie après le sport. Elle dit
que ce ne sont pas seulement les athlètes suivant un programme
de formation à l'enseignement qui ont de la difficulté.
«En général, l'horaire des cours postsecondaires
n'avantage pas les athlètes qui pratiquent des sports d'hiver,
parce qu'ils se donnent de septembre à avril, ce qui est la haute
saison pour eux.»
Karen Strong explique que les athlètes doivent apprendre à planifier
et à faire preuve de souplesse. Obtenir un diplôme peut
leur prendre parfois des années. Il faut qu'ils usent de créativité pour
trouver des solutions quand surgissent les problèmes.
Congés sans solde
Marcel Rocque en connaît tous les rouages. Lorsque son équipe
de curling a perdu le championnat canadien en 2004, ses membres ont décidé de
passer encore plus de temps à s'entraîner. Mais l'horaire
chargé de Marcel lui causait déjà des problèmes à l'école.
Il a donc pris un congé sans solde de la mi-septembre au mois
d'avril l'an dernier pour se concentrer sur le curling. Et il fait la
même chose cette année.
«Le problème, c'est de savoir où s'arrêter,
déplore M. Rocque. Il faut dire qu'au point où j'en suis,
la décision est facile. Au début, quand le conseil scolaire
m'a dit qu'il ne voulait plus m'appuyer, je suis passé à deux
doigts de répondre : "Bon d'accord. Je laisse tomber le curling
parce que j'ai des responsabilités familiales."» Âgé de
34 ans, M. Rocque est marié et père de deux enfants de
trois et cinq ans.
Il est présentement en congé sans solde et essaie de joindre
les deux bouts avec les 1 500 $ que Sport Canada verse tous les mois
aux meilleurs athlètes olympiques du pays. Si ce n'était
de l'argent que son équipe a gagné, il ne pourrait pas
continuer.
Enseignement ou curling
«Je ne sais pas si je devrai choisir entre le curling et l'enseignement
l'an prochain. Je ne vais pas m'en préoccuper tout de suite. Je
sais qu'il n'y a pas d'avenir à long terme dans le curling. Mais
il y a la possibilité de représenter mon pays aux Jeux
olympiques.
«Suis-je satisfait de ma décision? Absolument! Mais si
vous me demandez si j'ai éprouvé du ressentiment quand
j'ai été obligé de la prendre, je vous répondrais
oui. Tout à fait!»
Lorsque de jeunes joueurs de curling qui envisagent une carrière
d'enseignant lui demandent conseil, il ne ménage pas ses mots : ils devraient peut-être choisir une autre profession.
«Certains ne voient pas que les avantages
d'avoir un enseignant comme M. Rocque qui se rend aux Olympiques l'emportent
sur les inconvénients.»
Jim Waite, le joueur de curling qui a eu son lot de problèmes
des années auparavant, a continué à enseigner et
est devenu directeur d'une école de la région de London.
Il sera à Turin comme entraîneur de l'équipe canadienne
de curling. Il pense que l'appui de la direction est l'élément
clé, que des administrateurs ont peur de créer un précédent. «Certains
ne voient pas que les avantages d'avoir un enseignant comme M. Rocque
qui se rend aux Olympiques l'emportent sur les inconvénients.
«Lorsque la direction de l'école et le conseil scolaire
comprennent, les résultats peuvent être très positifs.
L'athlète rapporte toutes ses expériences aux enfants.
Quand Marcel revient, on lui demande de parler de ce qu'il a vécu
aux élèves de son école et à d'autres. Cela
peut motiver les Canadiennes et les Canadiens à bien réussir
aux compétitions mondiales.»
Selon M. Rocque, tous les gens ne verront cependant pas les choses ainsi,
même s'il gagne une médaille d'or.
«Évidemment, dit-il, il y a ceux qui diront qu'ils se soucient
peu de me voir persévérer pour notre pays : ils veulent
que leur enfant soit la priorité. Et cela se comprend. La question
est de savoir si les avantages sont plus nombreux que les inconvénients. À mon
avis, en tant qu'enseignant d'éducation physique, la question
ne se pose même pas.»
Tout le monde y gagne
M. Rocque pense qu'il devrait y avoir moyen de monter sur le podium
olympique sans abandonner sa carrière d'enseignant. Il aimerait
bien que les administrateurs tirent quelques leçons de son histoire
et de celles d'autres athlètes de compétition. Si on trouvait
des moyens d'utiliser les enseignants athlètes olympiques comme
modèles et d'assouplir les horaires scolaires pour qu'ils puissent
s'entraîner, participer à des compétitions et poursuivre
d'autres activités qui enrichissent leur expérience et
l'apprentissage de leurs élèves, la combinaison pourrait
favoriser les élèves, les enseignants et le Canada.
Teddy Katz est journaliste pour les nouvelles nationales à la
radio de Radio-Canada. Il sera aux Jeux olympiques de Turin.
|