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Juin 1998

N’oubliez pas les gros plans

Pour mieux conter l’histoire

Je m’adressais à un groupe d’enseignantes et d’enseignants quand on m’a demandé comment j’enseignerais l’histoire. Ma réponse fut brève : en contant des histoires.

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de Pierre Berton

D’une certaine manière, un historien est un conteur d’histoires. Mais c’est aussi un analyste. C’est, à mon avis, la différence fondamentale entre l’histoire dite populaire, que je préfère appeler «histoire narrative» et l’histoire officielle ou savante. L’histoire narrative est écrite pour les masses. L’histoire savante est écrite, en règle générale, pour les scientifiques. Bref, l’histoire officielle essaie d’évaluer les mouvements historiques, d’analyser leur signification et ce qu’on peut en retirer. L’histoire narrative raconte sous forme dramatique ce qui s’est passé et comment cela s’est passé, ce qui est tout aussi important.

Je ne crois pas que l’histoire savante a sa place dans la salle de classe, certainement pas aux premiers cycles. Avant de soumettre un événement ou un personnage historique à l’analyse scientifique, l’auditoire doit connaître le fond de l’histoire. Les enseignantes et enseignants au palier secondaire ne sont pas formés pour donner une formation universitaire et les élèves de 9e année n’en tireraient rien de toute façon.

Ici, il importe de parler du passé de manière que les élèves en redemandent.

Si on raconte une histoire de manière très vivante, qu’il s’agisse de la bataille de Queenston Heights ou la capture de Louisbourg, l’auditoire appréciera le récit et s’en rappellera sans sentir le besoin de mémoriser les dates. Pourtant, nous continuons à entendre que l’histoire enseignée dans les écoles est ennuyeuse. Cela est peut-être dû à l’importance attachée à la mémorisation des dates, ce qui, dans mon temps, était la norme.

Il importe seulement d’avoir une bonne idée de l’époque où se situe un événement. Si nous savons que la construction de la voie ferrée transcontinentale coïncide plus ou moins à la rébellion de la Saskatchewan et qu’elle a été suivie immédiatement d’un grand mouvement d’immigration, de la Grande Guerre et de la Dépression, c’est là une base qui devrait suffire.

Dramatisation

Quand j’étais à l’école, j’aimais l’histoire peut-être parce que les enseignants et les livres nous la présentaient d’une manière théâtrale. By Star and Compass, de W. Stewart Wallace, une histoire des premiers explorateurs, a captivé mon imagination, car Wallace, en fait un historien scientifique, savait conter une histoire.

Comme la plupart de mes contemporains, j’ai été grandement influencé par le cinéma. Les films nous enseignent qu’en écrivant l’histoire narrative, il n’est pas toujours nécessaire ou même souhaitable de commencer par le début. Le début peut s’avérer ennuyeux, tout particulièrement dans les biographies. Voulons-nous vraiment connaître les détails de l’enfance d’un personnage ou de ses ancêtres jusqu’à ce que les réalisations de sa vie adulte nous soient connues? J’omets souvent les premiers chapitres d’une biographie pour y revenir plus tard une fois ma curiosité suffisamment piquée; j’ai alors le goût de connaître ses débuts.

Le cinéma nous a montré les avantages de commencer un récit en relatant un incident spectaculaire qui se trouve au milieu de l’histoire. Un bon biographe se sert des mêmes techniques. Un bon historien aussi.

J’ai réappris cette leçon de base en racontant l’histoire de la bataille de Vimy. Pour comprendre l’importance de ce carnage et pour en reconnaître le triomphe, il était nécessaire de bien connaître les premiers jours de la Grande Guerre jusqu’à cette bataille ainsi que d’en identifier les principaux acteurs.

Une fois la deuxième version terminée, je me butais à un véritable problème. Dans mon récit, la bataille ne commençait qu’à la moitié du livre!

J’ai fini par résoudre ce problème en commençant le livre par le début de la bataille, l’incroyable barrage d’artillerie, le plus lourd de l’histoire, qui a pulvérisé le front allemand. Ces huit pages avaient l’avantage de saisir le lecteur par la gorge et de l’obliger à vouloir en savoir plus sur les événements qui ont amorcé un tournant de l’histoire. Ayant réussi à capter l’attention du lecteur, je pouvais donc retourner à la narration depuis le début, incorporant ainsi le reste de l’histoire de la bataille plus tard. Bien sûr, cette technique est utilisée dans de nombreux films d’action et de séries télévisées. Les films de James Bond sont un excellent exemple.

Diversifier le point de vue

Les films varient les prises de vue passant du plan d’ensemble au gros plan, modifiant le rythme et le point de vue pour faire progresser l’histoire. Les bons conteurs en font tout autant en se servant de «plan général», comme le disent les scénaristes, pour donner le ton. Je me suis servi de cette technique dans The National Dream afin de décrire la première rencontre dans les Prairies entre Donald Smith et James Hill, deux des fondateurs du Canadian Pacific Railway Syndicate.

«Cette scène mérite d’être conservée sur une grande toile ou reprise sur grand écran : deux hommes de petite taille, emmitouflées dans des fourrures, au milieu des bourrasques de neige et si petits dans ce désert de givre qui s’étirait sur 140 milles, sans aucune trace de vie. Là, ils se sont arrêtés et ont partagé un repas gelé. Hill, le jeune rêveur dont l’esprit vivace envisageait déjà un empire du transport ferroviaire, et Smith, le vieil homme du Labrador qui avait laissé sa marque dans le commerce de la fourrure.»

Un bon conteur comprend la nécessité de vendre son histoire à son auditoire avant de plonger dans le récit. «Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé au bureau aujourd’hui», dit un homme à sa femme. Il n’entrera dans les détails qu’après avoir capté son attention. «As-tu entendu parler de l’incendie sur la rue Yonge hier soir?», dira quelqu’un à un groupe d’amis. «Deux pompiers ont été tués et quatre immeubles ont brûlé complètement.»

Inconsciemment, il est passé au monde du journalisme en présentant son histoire. Il ne donnera les détails de ce qui s’est passé qu’après avoir conté son histoire.

Toute bonne narration, que ce soit au théâtre, au cinéma, à la télévision, dans une nouvelle ou un récit historique, tient sa force dans la séquence des scènes. C’est l’ordre d’apparition des scènes – dramatique, narrative, retour – qui détermine l’efficacité d’une histoire. Les enchaînements entre ces scènes sont tout aussi importants. Comment passer d’une scène à l’autre sans cassure? En fait, ici on passe à la bonne vieille technique du «pendant ce temps là». C’est au conteur de trouver des moyens, comme le cinéma le fait à l’aide des fondus enchaînés et des fondus au noir, de passer d’une scène à l’autre sans tricher l’auditoire. Une histoire ne devrait pas donner l’impression d’être saccadée, comme un camion sur une route de terre cahoteuse, mais couler tel un bateau sur l’eau.

Il importe, en racontant une histoire, de voir cette histoire et de se demander si l’image transmet bien le message recherché. L’arrière-plan est-il embrouillé quand il devrait plutôt être clair? Les couleurs ont-elles été évacuées du paysage? Et les personnages? Certains visages de l’avant-plan sont-ils vides? Il ne devrait pas en être ainsi. Il faut remplir les espaces vides, et ce principe s’applique tout autant aux personnages.

Apprendre à connaître les personnes

L’histoire est souvent perçue comme une série d’événements, tout spécialement par certaines écoles d’historiens. L’histoire, c’est aussi les personnes qui influencent ces événements et qui ont été influencées par ces événements. Il faut connaître ces personnes, les comprendre afin de les décrire comme on décrirait de vieux amis ou de vieux ennemis.

Comment décrire Casimir Gzowski, l’immigrant polonais qui a présidé la commission qui a sélectionné les terres du nouveau parc des chutes du Niagara? Nous en savons bien plus sur son petit-fils, la personnalité radiophonique, que sur ce remarquable immigré polonais.

«Figure imposante de 72 ans à la lourde chevelure blanche et à l’énorme moustache, Gzowski avait fait fortune à titre d’ingénieur ferroviaire, de contracteur et d’industriel. Ses contacts étaient prestigieux; il avait été aide de camp de la reine Victoria. Il a aussi vécu dans une superbe villa italienne connue sous le nom de «Hill» entourée d’un parc de chevreuils de six acres sur la rue Bathurst à Toronto.»

Il est possible d’en apprendre beaucoup sur la façon de conter une histoire en écoutant un mauvais conteur (bon nombre d’entre eux pourraient être vos amis) qui interrompt son récit par des renvois, des digressions, des parenthèses et des répétitions inutiles. Combien de fois entendons-nous dire, au beau milieu d’une histoire, cette phrase épouvantable – Oh! J’ai oublié de vous dire que – pour piètrement revenir en arrière, brisant ainsi le rythme du récit.

Les renvois m’agacent; souvent, ils nuisent à l’ensemble. À mon avis, si un renvoi n’est pas suffisamment valable pour faire partie du corps du récit, il ne devrait pas faire partie de l’histoire. Ici, je suis en désaccord avec Peter Newman, conteur en tout point brillant et roi du renvoi, ce dont il est plutôt fier.

La dernière fois que je lui ai parlé d’un livre sur lequel il travaillait, il m’a dit sans cacher sa joie : «J’ai des renvois d’une rare qualité.» Newman peut s’en sortir, mais un mauvais conteur a tendance à trop s’en servir, donnant ainsi de l’information inutile qui ne fait que ralentir la progression de l’histoire. Au milieu d’une anecdote, un mauvais conteur ajoutera moult détails superflus sur la parenté des acteurs principaux.

Le mot «incidemment» nous alerte sur-le-champ «… incidemment, il était le fils de …, dont la femme, vous le savez peut-être, avait été mariée à …». C’est à ce moment que l’auditoire perd patience et lance un «c’est assez, continue l’histoire». Il ne faut jamais perdre de vue et toujours garder à l’esprit l’objet de l’histoire. Les digressions ne font que frustrer l’auditoire et affaiblir le récit.

Pourquoi amputer?

Comme je l’ai suggéré, enseigner un récit historique ne tient pas seulement à dire ce qui s’est passé, mais aussi à décrire ce qui s’est passé. Pourquoi les soldats de 1812 ont-ils exigé qu’on leur ampute leurs membres blessés, même s’il n’y avait aucun anesthésique? (Parce qu’ils avaient encore plus peur de la gangrène.) Pourquoi, sur les photos, John A. Macdonald n’avait-il jamais de pli à son pantalon? (Parce que le lainage lourd requis dans les pièces fraîches du parlement ne plissait pas sous le fer à repasser.)

Ces exemples suffisent. Mais la technique du «comme si vous y étiez» en exige un peu plus. Quel temps faisait-il? Que portaient les personnages principaux? Quelles étaient les rumeurs de l’époque? Quel type d’architecture souhaitait-on avoir pour sa maison? Ce sont ces détails qui donnent du relief à une histoire.

J’ai déjà commencé à raconter un incident à Newark, dans le Haut-Canada, maintenant appelée Niagara-on-the-Lake, pendant la guerre de 1812 en parlant du temps qu’il faisait. «De la neige. De la neige qui tombe à gros flocons. De la neige soufflée par un fort vent d’est venant du lac. De la neige jusqu’au mollet dans les rues, tourbillonnant autour des constructions en billots, se faufilant sous les portes, s’empilant le long des clôtures en zigzag. De la neige s’entassant sur le rebord des hauts-de-forme, couvrant les cache-nez, blanchissant la crinière des chevaux, écrasant les beaux jardins de l’été. Ce n’était pas là une journée pour affronter la tempête; il valait mieux se tenir près de l’âtre ou du poêle de cuisine et faire fondre des ronds dans la fenêtre givrée pour observer la blancheur en toute sécurité derrière des murs solides. Mais non, pas cette journée-là; Newark n’inspirait plus la sécurité. Avant que ne tombe la noirceur, il ne resterait plus que quelques murs encore debout dans ce village voué au désastre.»

Pourquoi s’attarder tant au climat? Parce que cette nuit-là, les résidents de cette petite localité du Niagara ont été tirés de leur sommeil par l’envahisseur américain qui a brûlé leurs demeures et détruit leur village, laissant ainsi le peuple – petits enfants, invalides – dans la rue. Il ne suffit pas à ce stade-ci de dire qu’il neigeait à Newark. Il importe de mette l’accent sur le temps qu’il faisait pour bien comprendre toute la souffrance.

Comment était-ce?

Comment pouvait-on vivre dans une tranchée remplie d’eau, aux parois molles d’où l’on pouvait souvent apercevoir des fragments humains pourrissant? Comment peut-on décrire les bruits, les sensations, les odeurs dans les tranchées de la Grande Guerre?

Comment était-ce le soir du 29 mai 1934 au domicile des Dionne à Corbeil en Ontario pour l’infirmière qui est restée éveillée pour veiller sur les cinq bébés prématurés?

«À la tombée de la nuit, la famille est montée se coucher. Marie Clouthier était seule, éclairée par la lampe à pétrole. La mère dormait et les cinq poupons s’accrochaient à la vie. Elle avait un étrange sentiment en cette nuit qui commençait. Avec la respiration de la femme endormie, elle a pris conscience des rythmes nocturnes du printemps nordique : le chant incessant des grenouilles parcourant le marais et, par-dessus tout, ce cri inhabituel, plaintif et obsédant : le cri de l’engoulevent. Elle ne l’avait jamais entendu auparavant mais s’en rappellerait toujours. Et quand, à l’occasion, elle l’entendrait à nouveau par un soir de printemps, sa mémoire la ramènerait à ces heures de solitude du 1er juin 1934 où elle effectuait une vigile solitaire dans la maison endormie et suppliait ces petits êtres dans l’incubateur de s’accrocher à la vie, du moins jusqu’à l’aurore.»

Ici, je fais appel au relief. Une histoire bien contée doit avoir du relief. Sans cet élément, et libérée de son contexte historique, l’histoire n’est plus qu’un squelette sans chair. C’est sans doute l’un des problèmes avec les livres d’histoire à l’école. Ils sont sans relief. S’il vous est impossible de transmettre les sensations, les odeurs et la riche cacophonie de l’histoire, alors l’histoire sera invariablement étiquetée «sans intérêt».

Pierre Berton est l’auteur de 55 livres, dont de nombreux succès de librairie sur l’histoire populaire tant pour les adultes que pour les jeunes. Il travaille à la rédaction de deux autres livres : Pierre Berton’s Canada et Canada’s Century.