Pour mieux conter lhistoire
Je madressais à un groupe
denseignantes et denseignants quand on ma demandé comment
jenseignerais lhistoire. Ma réponse fut brève : en contant des histoires.

de Pierre Berton
Dune certaine manière, un historien est un conteur dhistoires. Mais
cest aussi un analyste. Cest, à mon avis, la différence fondamentale entre
lhistoire dite populaire, que je préfère appeler «histoire narrative» et
lhistoire officielle ou savante. Lhistoire narrative est écrite pour les
masses. Lhistoire savante est écrite, en règle générale, pour les scientifiques.
Bref, lhistoire officielle essaie dévaluer les mouvements historiques,
danalyser leur signification et ce quon peut en retirer. Lhistoire
narrative raconte sous forme dramatique ce qui sest passé et comment cela
sest passé, ce qui est tout aussi important.
Je ne crois pas que lhistoire savante a sa place dans la salle de classe,
certainement pas aux premiers cycles. Avant de soumettre un événement ou un personnage
historique à lanalyse scientifique, lauditoire doit connaître le fond de
lhistoire. Les enseignantes et enseignants au palier secondaire ne sont pas formés
pour donner une formation universitaire et les élèves de 9e année nen tireraient
rien de toute façon.
Ici, il importe de parler du passé de manière que les élèves en redemandent.
Si on raconte une histoire de manière très vivante, quil sagisse de la
bataille de Queenston Heights ou la capture de Louisbourg, lauditoire appréciera le
récit et sen rappellera sans sentir le besoin de mémoriser les dates. Pourtant,
nous continuons à entendre que lhistoire enseignée dans les écoles est ennuyeuse.
Cela est peut-être dû à limportance attachée à la mémorisation des dates, ce
qui, dans mon temps, était la norme.
Il importe seulement davoir une bonne idée de lépoque où se situe un
événement. Si nous savons que la construction de la voie ferrée transcontinentale
coïncide plus ou moins à la rébellion de la Saskatchewan et quelle a été suivie
immédiatement dun grand mouvement dimmigration, de la Grande Guerre et de la
Dépression, cest là une base qui devrait suffire.
Dramatisation
Quand jétais à lécole, jaimais lhistoire peut-être parce
que les enseignants et les livres nous la présentaient dune manière théâtrale.
By Star and Compass, de W. Stewart Wallace, une histoire des premiers explorateurs, a
captivé mon imagination, car Wallace, en fait un historien scientifique, savait conter
une histoire.
Comme la plupart de mes contemporains, jai été grandement influencé par le
cinéma. Les films nous enseignent quen écrivant lhistoire narrative, il
nest pas toujours nécessaire ou même souhaitable de commencer par le début. Le
début peut savérer ennuyeux, tout particulièrement dans les biographies.
Voulons-nous vraiment connaître les détails de lenfance dun personnage ou de
ses ancêtres jusquà ce que les réalisations de sa vie adulte nous soient connues?
Jomets souvent les premiers chapitres dune biographie pour y revenir plus tard
une fois ma curiosité suffisamment piquée; jai alors le goût de connaître ses
débuts.
Le cinéma nous a montré les avantages de commencer un récit en relatant un incident
spectaculaire qui se trouve au milieu de lhistoire. Un bon biographe se sert des
mêmes techniques. Un bon historien aussi.
Jai réappris cette leçon de base en racontant lhistoire de la bataille de
Vimy. Pour comprendre limportance de ce carnage et pour en reconnaître le triomphe,
il était nécessaire de bien connaître les premiers jours de la Grande Guerre
jusquà cette bataille ainsi que den identifier les principaux acteurs.
Une fois la deuxième version terminée, je me butais à un véritable problème. Dans
mon récit, la bataille ne commençait quà la moitié du livre!
Jai fini par résoudre ce problème en commençant le livre par le début de la
bataille, lincroyable barrage dartillerie, le plus lourd de lhistoire,
qui a pulvérisé le front allemand. Ces huit pages avaient lavantage de saisir le
lecteur par la gorge et de lobliger à vouloir en savoir plus sur les événements
qui ont amorcé un tournant de lhistoire. Ayant réussi à capter lattention
du lecteur, je pouvais donc retourner à la narration depuis le début, incorporant ainsi
le reste de lhistoire de la bataille plus tard. Bien sûr, cette technique est
utilisée dans de nombreux films daction et de séries télévisées. Les films de
James Bond sont un excellent exemple.
Diversifier le point de vue
Les films varient les prises de vue passant du plan densemble au gros plan,
modifiant le rythme et le point de vue pour faire progresser lhistoire. Les bons
conteurs en font tout autant en se servant de «plan général», comme le disent les
scénaristes, pour donner le ton. Je me suis servi de cette technique dans The National
Dream afin de décrire la première rencontre dans les Prairies entre Donald Smith et
James Hill, deux des fondateurs du Canadian Pacific Railway Syndicate.
«Cette scène mérite dêtre conservée sur une grande toile ou reprise sur
grand écran : deux hommes de petite taille, emmitouflées dans des fourrures, au milieu
des bourrasques de neige et si petits dans ce désert de givre qui sétirait sur 140
milles, sans aucune trace de vie. Là, ils se sont arrêtés et ont partagé un repas
gelé. Hill, le jeune rêveur dont lesprit vivace envisageait déjà un empire du
transport ferroviaire, et Smith, le vieil homme du Labrador qui avait laissé sa marque
dans le commerce de la fourrure.»
Un bon conteur comprend la nécessité de vendre son histoire à son auditoire avant de
plonger dans le récit. «Tu ne devineras jamais ce qui sest passé au bureau
aujourdhui», dit un homme à sa femme. Il nentrera dans les détails
quaprès avoir capté son attention. «As-tu entendu parler de lincendie sur
la rue Yonge hier soir?», dira quelquun à un groupe damis. «Deux pompiers
ont été tués et quatre immeubles ont brûlé complètement.»
Inconsciemment, il est
passé au monde du journalisme en présentant son histoire. Il ne donnera les détails de
ce qui sest passé quaprès avoir conté son histoire.
Toute bonne narration, que ce soit au théâtre, au cinéma, à la télévision, dans
une nouvelle ou un récit historique, tient sa force dans la séquence des scènes.
Cest lordre dapparition des scènes dramatique, narrative, retour
qui détermine lefficacité dune histoire. Les enchaînements entre ces
scènes sont tout aussi importants. Comment passer dune scène à lautre sans
cassure? En fait, ici on passe à la bonne vieille technique du «pendant ce temps là».
Cest au conteur de trouver des moyens, comme le cinéma le fait à laide des
fondus enchaînés et des fondus au noir, de passer dune scène à lautre sans
tricher lauditoire. Une histoire ne devrait pas donner limpression
dêtre saccadée, comme un camion sur une route de terre cahoteuse, mais couler tel
un bateau sur leau.
Il importe, en racontant une histoire, de voir cette histoire et de se demander si
limage transmet bien le message recherché. Larrière-plan est-il embrouillé
quand il devrait plutôt être clair? Les couleurs ont-elles été évacuées du paysage?
Et les personnages? Certains visages de lavant-plan sont-ils vides? Il ne devrait
pas en être ainsi. Il faut remplir les espaces vides, et ce principe sapplique tout
autant aux personnages.
Apprendre à connaître les personnes
Lhistoire est souvent perçue comme une série dévénements, tout
spécialement par certaines écoles dhistoriens. Lhistoire, cest aussi
les personnes qui influencent ces événements et qui ont été influencées par ces
événements. Il faut connaître ces personnes, les comprendre afin de les décrire comme
on décrirait de vieux amis ou de vieux ennemis.
Comment décrire Casimir Gzowski, limmigrant polonais qui a présidé la
commission qui a sélectionné les terres du nouveau parc des chutes du Niagara? Nous en
savons bien plus sur son petit-fils, la personnalité radiophonique, que sur ce
remarquable immigré polonais.
«Figure imposante de 72 ans à la lourde chevelure blanche et à lénorme
moustache, Gzowski avait fait fortune à titre dingénieur ferroviaire, de
contracteur et dindustriel. Ses contacts étaient prestigieux; il avait été aide
de camp de la reine Victoria. Il a aussi vécu dans une superbe villa italienne connue
sous le nom de «Hill» entourée dun parc de chevreuils de six acres sur la rue
Bathurst à Toronto.»
Il est possible den apprendre beaucoup sur la façon de conter une histoire en
écoutant un mauvais conteur (bon nombre dentre eux pourraient être vos amis) qui
interrompt son récit par des renvois, des digressions, des parenthèses et des
répétitions inutiles. Combien de fois entendons-nous dire, au beau milieu dune
histoire, cette phrase épouvantable Oh! Jai oublié de vous dire que
pour piètrement revenir en arrière, brisant ainsi le rythme du récit.
Les renvois magacent; souvent, ils nuisent à lensemble. À mon avis, si un
renvoi nest pas suffisamment valable pour faire partie du corps du récit, il ne
devrait pas faire partie de lhistoire. Ici, je suis en désaccord avec Peter Newman,
conteur en tout point brillant et roi du renvoi, ce dont il est plutôt fier.
La dernière fois que je lui ai parlé dun livre sur lequel il travaillait, il
ma dit sans cacher sa joie : «Jai des renvois dune rare qualité.»
Newman peut sen sortir, mais un mauvais conteur a tendance à trop sen servir,
donnant ainsi de linformation inutile qui ne fait que ralentir la progression de
lhistoire. Au milieu dune anecdote, un mauvais conteur ajoutera moult détails
superflus sur la parenté des acteurs principaux.
Le mot «incidemment» nous alerte sur-le-champ «
incidemment, il était le fils
de
, dont la femme, vous le savez peut-être, avait été mariée à
».
Cest à ce moment que lauditoire perd patience et lance un «cest assez,
continue lhistoire». Il ne faut jamais perdre de vue et toujours garder à
lesprit lobjet de lhistoire. Les digressions ne font que frustrer
lauditoire et affaiblir le récit.
Pourquoi amputer?
Comme je lai suggéré, enseigner un récit historique ne tient pas seulement à
dire ce qui sest passé, mais aussi à décrire ce qui sest passé. Pourquoi
les soldats de 1812 ont-ils exigé quon leur ampute leurs membres blessés, même
sil ny avait aucun anesthésique? (Parce quils avaient encore plus peur
de la gangrène.) Pourquoi, sur les photos, John A. Macdonald navait-il jamais de
pli à son pantalon? (Parce que le lainage lourd requis dans les pièces fraîches du
parlement ne plissait pas sous le fer à repasser.)
Ces exemples suffisent. Mais la technique du «comme si vous y étiez» en exige un peu
plus. Quel temps faisait-il? Que portaient les personnages principaux? Quelles étaient
les rumeurs de lépoque? Quel type darchitecture souhaitait-on avoir pour sa
maison? Ce sont ces détails qui donnent du relief à une histoire.
Jai déjà commencé à raconter un incident à Newark, dans le Haut-Canada,
maintenant appelée Niagara-on-the-Lake, pendant la guerre de 1812 en parlant du temps
quil faisait. «De la neige. De la neige qui tombe à gros flocons. De la neige
soufflée par un fort vent dest venant du lac. De la neige jusquau mollet dans
les rues, tourbillonnant autour des constructions en billots, se faufilant sous les
portes, sempilant le long des clôtures en zigzag. De la neige sentassant sur
le rebord des hauts-de-forme, couvrant les cache-nez, blanchissant la crinière des
chevaux, écrasant les beaux jardins de lété. Ce nétait pas là une
journée pour affronter la tempête; il valait mieux se tenir près de lâtre ou du
poêle de cuisine et faire fondre des ronds dans la fenêtre givrée pour observer la
blancheur en toute sécurité derrière des murs solides. Mais non, pas cette
journée-là; Newark ninspirait plus la sécurité. Avant que ne tombe la noirceur,
il ne resterait plus que quelques murs encore debout dans ce village voué au désastre.»
Pourquoi sattarder tant au climat? Parce que cette nuit-là, les résidents de
cette petite localité du Niagara ont été tirés de leur sommeil par lenvahisseur
américain qui a brûlé leurs demeures et détruit leur village, laissant ainsi le peuple
petits enfants, invalides dans la rue. Il ne suffit pas à ce stade-ci de
dire quil neigeait à Newark. Il importe de mette laccent sur le temps
quil faisait pour bien comprendre toute la souffrance.
Comment était-ce?
Comment pouvait-on vivre dans une tranchée remplie deau, aux parois molles
doù lon pouvait souvent apercevoir des fragments humains pourrissant? Comment
peut-on décrire les bruits, les sensations, les odeurs dans les tranchées de la Grande
Guerre?
Comment était-ce le soir du 29 mai 1934 au domicile des Dionne à Corbeil en Ontario
pour linfirmière qui est restée éveillée pour veiller sur les cinq bébés
prématurés?
«À la tombée de la nuit, la famille est montée se coucher. Marie Clouthier était
seule, éclairée par la lampe à pétrole. La mère dormait et les cinq poupons
saccrochaient à la vie. Elle avait un étrange sentiment en cette nuit qui
commençait. Avec la respiration de la femme endormie, elle a pris conscience des rythmes
nocturnes du printemps nordique : le chant incessant des grenouilles parcourant le marais
et, par-dessus tout, ce cri inhabituel, plaintif et obsédant : le cri de
lengoulevent. Elle ne lavait jamais entendu auparavant mais sen
rappellerait toujours. Et quand, à loccasion, elle lentendrait à nouveau par
un soir de printemps, sa mémoire la ramènerait à ces heures de solitude du 1er juin
1934 où elle effectuait une vigile solitaire dans la maison endormie et suppliait ces
petits êtres dans lincubateur de saccrocher à la vie, du moins jusquà
laurore.»
Ici, je fais appel au relief. Une histoire bien contée doit avoir du relief. Sans cet
élément, et libérée de son contexte historique, lhistoire nest plus
quun squelette sans chair. Cest sans doute lun des problèmes avec les
livres dhistoire à lécole. Ils sont sans relief. Sil vous est
impossible de transmettre les sensations, les odeurs et la riche cacophonie de
lhistoire, alors lhistoire sera invariablement étiquetée «sans intérêt».
Pierre Berton est lauteur de 55 livres, dont de nombreux succès de librairie
sur lhistoire populaire tant pour les adultes que pour les jeunes. Il travaille à
la rédaction de deux autres livres : Pierre Bertons Canada et Canadas
Century.