Tous les chemins mènent à l'enseignement


Profils d'étudiants pour qui l'enseignement est une vocation tardive

 

de Wendy Harris

Pour citer une expression du romancier américain Tom Wolfe, Wendy Graham était un maître de l'univers, à l'instar des cadres du district financier de Manhattan au tailleur foncé dépeints dans Le Bûcher des vanités.

Wendy était de ces personnes qui dirigent le flux mondial des capitaux et qui sont largement récompensées pour leur charme, leur goût du risque et leurs semaines de travail épuisantes. Sa spécialité : l'arbitrage d'obligations pour les investisseurs institutionnels, trouver des acheteurs, comme des caisses de retraite, pour les millions de dollars d'obligations émises chaque jour par les États et les sociétés. Elle adorait son travail - la pression des enjeux, la tension, la négociation - et elle le faisait bien. Il lui permettait de jouir d'un style de vie qu'on voit seulement au cinéma : elle mangeait dans les meilleurs restaurants, s'offrait des grands vins et voyageait dans les endroits les plus exotiques.

Or, malgré son revenu, ses bonis et son style de vie, Wendy avait l'impression qu'il manquait quelque chose à sa carrière et elle était lasse de simplement faire transiter des sommes considérables d'un compte à un autre. Puis, elle s'est souvenue de sa mère, enseignante de carrière en Ontario et au Québec, qui ne cessait de lui dire qu'elle avait l'étoffe d'une grande enseignante.

«Ma mère m'a toujours dit que je devrais enseigner», affirme Wendy, mais quand elle était jeune et ambitieuse, l'enseignement n'offrait pas le prestige et les millions qu'elle convoitait.

En 1986, dès l'âge de 23 ans, après avoir décroché un baccalauréat en économie et une maîtrise de l'Université McGill, cette jeune Montréalaise a été recrutée par Goldman Sachs à New York.

C'est là qu'elle a rencontré son mari et qu'elle a eu son premier enfant. Elle a repris le travail après un congé de maternité de quatre semaines. Ensuite, elle a été transférée à Toronto, où elle a eu deux autres enfants. En novembre 2001, fatiguée de jouer à la super-femme, elle a quitté son emploi pour s'occuper de ses enfants.

Wendy avait 38 ans et ses enfants étaient âgés de sept, cinq et trois ans. Elle avait le choix : retourner dans l'univers grisant de la finance ou laisser tomber le revenu et le style de vie et écouter son cœur qui la menait vers la salle de classe.

«Je disais toujours qu'après avoir accumulé mon premier million, je ferais quelque chose qui en vaille la peine, se souvient-elle. Aujourd'hui, ce qui me motive, c'est l'espoir de pouvoir faire une différence dans la vie de quelqu'un. Au fond, j'ai toujours voulu enseigner aux jeunes enfants.»

Le printemps dernier, Wendy a été admise au programme d'études supérieures en enseignement de l'Institut d'études pédagogiques de l'Ontario (IEPO) à l'Université de Toronto. Elle enseignera au niveau primaire dès l'automne 2004.

Ce qui est le plus remarquable chez Wendy dans ses cours à l'IEPO - ou ce qui ressortirait le plus si vous la placiez dans n'importe lequel des 12 programmes d'enseignement en Ontario offerts cette année - c'est qu'elle se confond à la masse. Les autres étudiants en éducation ont des antécédents tellement différents, tant pour ce qui est de l'origine ethnique, de l'âge et du cheminement de carrière, que l'histoire de Wendy n'est pas tellement inusitée. Elle n'est ni la plus âgée ni, de loin, la plus scolarisée, et son changement de carrière est loin d'être le plus radical. Elle appartient à une nouvelle génération de gens qui se tournent vers l'enseignement après une brillante carrière dans des domaines allant de la foresterie à la production d'émissions de télévision, en passant par la recherche médicale.

Leur changement de carrière naît de leur passion pour l'enseignement et de leur désir de servir de modèle et de guide aux générations à venir. Cette passion est corroborée par un sondage effectué en juillet 2003 par l'Ordre, qui révélait que la vaste majorité des 190 000 enseignants de la province considèrent que les aspects les plus valorisants de la profession enseignante sont «l'enseignement, le mentorat et la capacité d'inspirer les jeunes».

D'après les témoignages recueillis auprès des étudiants en éducation, ce sont l'idéalisme et l'altruisme qui les attirent vers l'enseignement.

Bill Riddick,
vice-président, développement technologique / étudiant en éducation

C'est sûrement le cas de Bill Riddick, 46 ans, futur enseignant de mathématiques et d'informatique, qui étudie à l'Université d'Ottawa. En 1982, peu après l'obtention de sa maîtrise en mathématiques de l'Université de Waterloo, Bill a décroché un poste en recherche et développement auprès d'une société qui a fusionné avec Nortel Networks. C'était l'époque où les entreprises de haute technologie connaissaient leurs heures de gloire et Bill en a bien profité. Il est même devenu vice-président de la conception des produits à Nortel et gagnait «plus que le ministre de l'Éducation». Il adorait son travail et se voyait à l'emploi de Nortel jusqu'à sa retraite. En 2000, après l'éclatement de la bulle technologique, Bill voyait ses amis et collègues perdre leur emploi, tandis que le géant des télécommunications sabrait dans son personnel, qui est passé d'environ 100 000 à quelque 38 000 employés. Puis, en avril 2002, son poste a été éliminé. «On jouait à la chaise musicale, dit-il sur un ton philosophique, et quelqu'un devait partir.»

Quelques semaines après sa mise à pied, alors qu'il évaluait les possibilités qui s'offraient à lui, ce père de six enfants a commencé à faire du bénévolat dans la classe d'un de ses enfants; il aidait les élèves de 7e et 8e années à soumettre leur candidature à un concours de mathématiques organisé par l'Université de Waterloo. En novembre 2002, malgré son incertitude, il a posé sa candidature à un programme d'enseignement. En attendant, il travaillait avec un petit groupe de personnes au démarrage d'une entreprise Internet. Or, c'est cette expérience qui lui a donné le goût de l'enseignement.

«L'idée a pour ainsi dire germé en moi, explique Bill. Lorsque est venu le mois d'avril et que ma candidature a été acceptée, je ne me posais plus de questions.»

Comme de nombreux autres qui optent pour l'enseignement à un âge plus avancé, Bill est d'avis que sa vaste expérience servira à ses futurs élèves. «Si je m'en remets à ma propre expérience, je dirais que les bons enseignants ont une grande influence sur les élèves.

«J'en suis venu à me demander si j'allais laisser une marque sur cette planète. Je me suis dit que l'héritage le plus précieux est celui que l'on transmet aux générations futures et que l'enseignement est le meilleur moyen de laisser sa trace.»

C'est le même genre d'idéalisme qui a poussé Paul Saint-Pierre à enseigner au primaire. À 34 ans, Paul est motivé par la volonté de faire une différence dans la vie de ses élèves. Après l'obtention de son diplôme d'arts appliqués en photographie à l'Université Ryerson, Paul a enseigné pendant quelques années à l'Ontario College of Art and Design de Toronto avant de se laisser séduire par la sécurité d'emploi et le salaire offert par un fabricant de pièces d'automobiles de Windsor.

Cinq ans plus tard, il avait gravi les échelons jusqu'à devenir chef du contrôle de la qualité dans l'une des usines. «Pendant tout ce temps, je n'arrivais pas à me convaincre de la valeur de ma décision de travailler pour un fabricant de pièces d'automobiles, de dire Paul. Je ne croyais pas que le monde avait besoin de plus d'automobiles et je n'avais pas le sentiment de faire quelque chose d'utile.»

Paul avait déjà songé à faire carrière en enseignement, mais il n'était pas certain de vouloir retourner sur les bancs d'école. Enfin, en 2002, l'idée avait fait son chemin. Il s'est inscrit et a été accepté au programme de baccalauréat en enseignement d'une durée d'un an à l'Université Lakehead à Thunder Bay.

«C'était véritablement un choix, précise-t-il. Aujourd'hui, je suis convaincu d'avoir plus d'énergie et de motivation que si j'avais fait de l'enseignement mon premier choix de carrière après mes études universitaires. Je sais pertinemment que c'est ce que je veux faire.»

Lorsque je lui ai demandé de m'expliquer, Paul a répondu qu'il aimait l'énergie qui circule entre les élèves et l'enseignant. Il en apprend autant que ses élèves. Il apprécie particulièrement le moment où un élève s'éveille à une nouvelle notion.

«C'est difficile à expliquer à ceux qui ne l'ont jamais vécu, ajoute-t-il. Vous pouvez exercer une influence, faire une différence; vous pouvez tellement aider.»

Juanita Epp, directrice du programme de premier cycle en enseignement à l'Université Lakehead, est fière de ses étudiants adultes qui se préparent à une carrière en enseignement. Juanita convient que les étudiants plus âgés, comme Paul, portent en eux non seulement la sagesse, mais aussi une vaste expérience. Elle ajoute qu'étant donné que l'enseignement est une quête personnelle (comme le dit si bien Clive Beck de l'IEPO, «l'enseignement reflète la personnalité de l'enseignant»), les expériences de vie ajoutent au bagage que l'on transmet à nos élèves.

Cependant, Juanita émet une mise en garde, précisant que certains étudiants plus âgés ont tellement d'idées préconçues sur l'enseignement que cela nuit à leur apprentissage.

«Certains étudiants adultes ont une idée très précise de ce qu'ils devraient faire et de la manière dont ils devraient agir en tant qu'enseignants, explique Juanita. Notre tâche consiste en partie à les aider à se défaire de leurs préjugés.»

Cela dit, l'expérience de vie demeure l'un des plus grands atouts des personnes pour qui l'enseignement est une vocation tardive. Il va sans dire que, tandis qu'il était directeur du Département de formation à l'enseignement à la Faculté d'éducation de l'Université Brock, Rodger Beatty a vu des membres de toutes les professions libérales, y compris des médecins, des avocats et des dentistes, entreprendre une carrière en enseignement et il ne se gêne pas pour dire que ces personnes contribuent largement à la profession enseignante.

«Nos étudiants apportent avec eux leur vaste expérience, souligne Rodger. Ils ont beaucoup d'entregent, le sens de l'organisation et savent planifier un programme parce qu'ils ont acquis ces aptitudes en travaillant dans d'autres domaines.» Leur bagage leur est d'une grande utilité en classe.

Stacey Kolisnek-Kehl est l'une de ces personnes qui apportent avec elles beaucoup de bagage. Stacey, ingénieure chimiste de formation, a travaillé pendant quelques années dans une usine de pâtes et papiers avant de retourner à l'université pour obtenir un deuxième diplôme en chimie et en biologie. Elle avait dès lors décidé qu'elle voulait enseigner ces matières au niveau secondaire. Aujourd'hui, à 32 ans, elle se retrouve sur les bancs de l'Université Western Ontario pour obtenir un diplôme en enseignement.

«J'ai toujours cru que j'exercerais une profession qui me permettrait de me rendre utile», affirme-t-elle. Le travail d'ingénieure chimiste ne lui apportait rien. Par contre, dès son premier stage, elle s'est sentie utile. Elle est restée après l'école pour aider un élève; elle a travaillé avec lui l'après-midi et le lendemain, et il a obtenu une note de passage au test. Stacey et son élève étaient tous deux très fiers.

«C'était extrêmement valorisant. J'apprends tellement des élèves. C'est un travail tellement gratifiant.»

Un autre atout de ceux dont l'enseignement est une vocation tardive est leur expérience de travail dans un autre domaine. Cette expérience constitue une ressource additionnelle pour les élèves qui, bien qu'ils soient doués, n'ont peut-être aucune idée de ce que ces carrières exigent. De nombreux ouvrages ont été écrits sur la valeur des modèles présentés aux élèves qui envisagent de faire carrière dans un domaine non traditionnel. Les femmes qui enseignent les sciences sont un parfait exemple du genre de modèle qu'il faut donner aux jeunes.

Catharine Munro,
chercheure en neurosciences / étudiante en éducation

Catharine Munro est justement une jeune étudiante en éducation qui se spécialise en science. Après avoir décroché une maîtrise en psychologie expérimentale et en neurosciences, Catharine a interrompu ses études pendant une année avant d'entreprendre son doctorat. Pendant cette période, elle a dirigé un laboratoire à l'Hôpital Sunnybrook. Elle était passionnée par l'étude des lésions des nerfs périphériques et par la greffe de nerfs artificiels sur les grands traumatisés.

Au cours de cette période, Catharine a aussi supervisé les étudiants du laboratoire et cette expérience, qui s'ajoute au modèle de ses parents enseignants, lui a donné le goût de bifurquer vers l'enseignement. À 34 ans, elle est inscrite au programme d'études supérieures d'un an de l'IEPO.

«Quand j'allais à l'école, j'aurais aimé avoir des enseignants qui possédaient une expérience de travail en science, affirme Catharine. Autrement, comment savoir à quoi ressemble une carrière dans le domaine?

«Je sais que mon expérience peut leur être utile et je veux la partager avec eux.»

Le désir de donner - de contribuer à l'épanouissement des élèves et de la collectivité - est un thème récurrent parmi ceux dont l'enseignement est une vocation tardive, et cela augure bien. Comme en témoigne le sondage de l'an dernier, ce sont l'idéalisme et l'altruisme qui poussent ces gens à enseigner.