Entre rêve et réalité
de Linwood Barclay |
J’ai un cauchemar récurrent.
Il vient me hanter au beau milieu de la nuit, toutes les deux à trois
semaines. Parfois je me demande si c’est plus qu’un mauvais rêve :
une bande-vidéo insérée dans mon cerveau que que lqu’un
fait défiler. Un virus, peut-être. Tout ce que je sais, c’est
que des gens à qui j’en ai parlé ont fait le même cauchemar.
Il est peut-être en tournée perpétuelle, comme Mamma Mia.
Dans mon rêve, pour d’obscures raisons, je me retrouve à l’école
secondaire. Or, je ne me suis pas assis sur un banc d’école depuis
1973, lorsque je terminais ma 13e année à l’école secondaire
Fenelon Falls. Mais je suis de retour, téléporté d’une
autre dimension.
«Je suis dans un corridor animé, des élèves
courent dans toutes les directions.»
Je suis dans un corridor animé, des élèves courent dans
toutes les directions. Ce doit être la pause entre deux cours. Tous
se dépêchent d’aller en classe.
J’ignore où je suis censé aller. Je n’ai ni cartable, ni horaire
de cours. Je n’ai ni cahier, ni livre, ni la moindre idée où les
trouver, car j’ignore où se trouve mon casier. De toute façon,
je ne connais pas la combinaison de mon cadenas.
Je me retrouve sur les bancs d’un cours de chimie. Pas mon lieu de prédilection
quand j’étais étudiant. La chimie était, d’ailleurs, la
seule matière que j’ai abandonnée avant la fin du trimestre.
Pendant longtemps, j’ai cru que l’un des éléments du tableau
périodique au fond de la classe se nommait Léon, alors qu’il
s’agissait en fait du prénom de l’enseignant. (Je viens de l’inventer,
je l’avoue.)
Que je sois dans une classe de chimie, de géographie, de mathématiques
ou d’anglais importe peu puisque je n’ai ni livre, ni cahier, ni notes. Je
n’ai même pas fait mes devoirs et n’ai aucune idée où nous
en sommes dans le programme.
L’enseignant est un immense lapin parlant. Mais ça, c’est une autre
histoire.
Avec un peu de chance, je me réveille juste à ce moment-là.
Ce rêve, qui vient hanter mes nuits, même à 50 ans, en
dit long sur l’expérience vécue au secondaire et sur la difficulté de
devenir adulte.
Aussi frustrant que soit ce rêve, j’en imagine un pire encore :
retourner à l’école secondaire, mais cette fois-ci en tant qu’enseignant.
Imaginez débarquer dans une nouvelle école pour enseigner un
programme que vous ne connaissez pas à 30 enfants que vous n’avez
jamais vus de votre sainte vie.
Ce scénario n’est pas si abracadabrant. D’ailleurs, les enseignants
lui ont donné un nom : la rentrée.
Cela bat mon cauchemar, de loin.
Si vous comptez quelques années d’expérience en enseignement,
vous avez peut-être l’habitude, ma is je ne sais toujours pas comment
vous faites. Si seulement les cauchemars prenaient fin avec la première
journée de la rentrée, je pourrais m'habituer; mais non, ils
perdurent. L’enseignement est une série interminable de frustrations
et, heureusement pour des milliers d’enfants, la majorité des enseignants
relèvent avec passion les défis qui se présentent.
Je n’ai jamais enseigné mais je m'y connais en cauchemars d’enseignants
car je dors avec une enseignante. Ce n’est pas tant le fait que ma femme fasse
des cauchemars, mais plutôt qu’elle reste éveillée la nuit,
les yeux fixés au plafond, planifiant mentalement sa journée
de classe le lendemain. À mon humble avis, c’est une des choses qu’écrivains
et enseignants ont en commun : l’un constamment tiraillé par ce
qu’il va écrire, l’autre, par ce qu’il va enseigner. Pas moyen d’y échapper.
De fait, l’inconvénient d’être le conjoint d’une enseignante
est que vous ne pouvez jamais vous plaindre de vos journées, de vos
blocages d’écrivain, surtout si vous travaillez de la maison.
«Imaginez débarquer dans une nouvelle école pour
enseigner un programme que vous ne connaissez pas.»
Lorsque votre épouse rentre à la fin de la journée, le
corps couvert de petites morsures infligées par des tout petits, il
serait risqué de lui exposer vos propres tourments face à une
question de ponctuation, par exemple.
«Je n’ai pas trouvé l’adjectif qui convient à ma phrase».
«Dégage!»
Si je vous demandais d’imaginer James Bond, l’agent 007, marié… à une
enseignante.
Le scénario est le suivant : James Bond rentre tard à la maison.
Sa femme est en train de corriger les devoirs et de préparer les leçons
pour le lendemain. Elle lui demande : «Et comment s’est passée
ta journée?»
James Bond soupire : «Pas terrible. Le Docteur No m'a plongé dans
une piscine grouillante de requins juste après le déjeuner. Quand
j’ai réussi à sortir de là, j’ai été capturé par
Goldfinger, qui m'a attaché à une table en fer… un laser se rapprochait
dangereusement de mon entrejambe… après m'être libéré de
justesse, j’ai suivi Blofeld à son château dans les Alpes et j’ai
dû dévaler la montagne en ski, poursuivi par mes assaillants qui
me tiraient dessus, ce qui a déclenché du coup une avalanche.
Un bon martini, agité, pas remué, me ferait le plus grand bien.»
Et Mme Bond de répondre : «Tu n’as pas passé la journée
enfermé avec 30 enfants; tu peux le préparer toi-même,
ton martini.»
Le fait est que je me plains plus de ce que doivent affronter les enseignants
qu’eux-mêmes le font. Ils assument résolument leurs tâches,
jour après jour. Certes, le nombre d’élèves par classe
est encore trop élevé dans bien des écoles, il n’y a
pas suffisamment de soutien en éducation à l’enfance en difficulté,
pas assez de fonds pour les fournitures scolaires, et s’il faut encore passer
la récré au gym cette semaine, ça va barder!
Les enseignants que je connais se contentent de hausser les épaules
et de me lancer un «il n’y a rien de nouveau là-dedans!»,
et continuent leur travail parce qu’ils ont à cœur et les enfants et
leur apprentissage.
Imaginez un peu si un beau jour les professionnels de l’enseignement se rendaient
compte à qu el point leur travail est difficile et décidaient
de tout laisser tomber… imaginez le cauchemar pour nous et nos enfants.
À tous les enseignants, je souhaite une bonne nuit et de beaux rêves.
Linwood Barclay est chroniqueur pour le quotidien Toronto Star et l’auteur de la série de romans policiers Zack Walker, Bad Move et Bad Guys, publiés par Bantam.
Merci au personnel et aux élèves de l’Oakwood Collegiate Institute
de nous avoir permis de les photographier. |