Intimidation cybernétiquede Béatrice SchrieverParlement jeunessede Véronique PonceÉtat de la profession enseignante en 2007de Lois BrowneLes résultatsPlein nordde Wendy HarrisPasser le flambeaude Leanne Miller
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Menace ou occasion d’apprendre?Depuis toujours, les jeunes font des blagues, sont impolis et font courir des rumeurs infâmes au sujet de leurs enseignants et des autres élèves. Depuis une génération, ils font circuler des sondages pour évaluer leurs enseignants et leurs professeurs à l’aide de termes colorés. Commencer une campagne de chuchotage dans les couloirs est une chose; afficher des allégations en ligne, où elles sont incontrôlables, en est une autre beaucoup plus insidieuse. Les technologies de l’internet offrent un nouvel outil de harcèlement. Certains incidents ont d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre. À Caledon East, 18 élèves ont été suspendus après avoir affiché des commentaires sur leur directeur dans Facebook. Un groupe d’élèves de 8e année de Thornhill a été puni et n’a pas participé à un voyage à Montréal, pour avoir affiché des remarques vulgaires au sujet d’une enseignante. Un élève de Scarborough a été suspendu après avoir créé une page web dégradante à propos d’un directeur adjoint. Quand les élèves ont protesté, quatre ont été arrêtés. Et de nombreux autres incidents ne sont pas rapportés dans les médias. À la Francis Libermann Catholic High School de Toronto, on a visé un directeur adjoint de manière particulièrement sinistre. Un jeune homme a déclaré en ligne que le directeur adjoint touchait les élèves d’une façon inappropriée. L’allégation était fausse. Étant donné que le créateur du site était un ancien élève, il a échappé à toute suspension. À la Holy Cross Catholic Secondary School de Kingston, une enseignante a été gravement insultée dans Facebook, lequel a refusé de divulguer le nom de la personne qui avait créé le matériel offensant. Cela a pris des mois pour que les autorités de l’école et du conseil scolaire trouvent la personne coupable. Eric Roher, avocat spécialisé en éducation situé à Toronto, a tenu des ateliers d’information sur la liberté d’expression et l’intimidation en ligne à l’intention des élèves du secondaire. «Les élèves ne comprennent pas que ce qu’ils écrivent en ligne n’est pas privé, dit-il. Je compare ça au tatouage; ce n’est pas facile à effacer.» Instantané et anonymeBill Belsey, enseignant de Cochrane, en Alberta, est probablement la première personne à avoir utilisé le terme anglais «cyberbullying» (intimidation cybernétique). D’après sa définition du terme, l’intimidation cybernétique implique l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (courriel, téléphone cellulaire, messagerie texte, sites web personnels et sites web de votes) pour soutenir des comportements délibérés, répétés et hostiles d’une personne ou d’un groupe dans le but de causer du tort aux autres. Le sarcasme, les propos creux, les sottises, l’ironie et les commérages d’adolescents ne constituent pas de l’intimidation cybernétique. Il n’est pas suffisant de ne pas aimer ce que quelqu’un a écrit. Les écoles doivent encourager l’extériorisation, la critique et l’écriture créative et non la réprimer. Si l’on ne peut être critique et inquisiteur à l’école, où le sera-t-on? Il est tentant de penser que l’intimidation cybernétique est simplement le prolongement de l’intimidation physique, que l’«intimidation» est l’action, et le «cybernétique», le moyen. Or, le problème est plus complexe. Dans ce monde instantané et souvent anonyme, les instigateurs ne semblent pas craindre les représailles et se comportent comme s’ils étaient au-dessus de la loi.
«La différence, c'est qu’une fois lancé dans le cyberespace, le texte est indélébile et accessible à un nombre infini de lecteurs, de dire Shaheen Shariff, professeure à la faculté d’éducation de l’Université McGill et l’un des principaux experts sur la question. C'est là que ça devient un problème pour le personnel enseignant et les administrateurs scolaires.» À quel point le problème de l’intimidation cybernétique envers les enseignants et les administrateurs scolaires est-il sérieux? «Cela reste à voir», déclare Mme Shariff. Bien que l’on ait mené des recherches sur l’intimidation électronique chez les élèves, il n’existe pas d’étude sur les répercussions portant sur les enseignants et les administrateurs. Les établissements scolaires, les fédérations d’enseignants et les conseils scolaires n’ont que des bribes d’anecdotes. Toutefois, cette année, le sondage des membres de l’Ordre a révélé que 84 % des enseignants se disent victimes d’intimidation cybernétique. Génération «toujours branchée»On ne peut comprendre l’intimidation cybernétique sans en comprendre aussi le contexte social. Bien que la plupart des adultes puissent envoyer des courriels, faire des recherches dans l’internet et utiliser des téléphones cellulaires, ils n’utilisent pas les communications électroniques de la même façon que les jeunes. Des outils comme la messagerie alphabétique, les blogues et les sites comme Facebook et MySpace revêtent une importance capitale pour eux. Ce ne sont pas des moyens de communication : ce sont des relations. Depuis que le cyberespace offre un public vaste, le monde est ouvert aux jeunes d’une façon que ni leurs parents ni leurs enseignants ne comprennent vraiment. Les adultes perçoivent le monde de la même façon qu’avant; seulement, il est plus rapide et davantage doté de technologies. Les jeunes vivent dans un monde fluide, ouvert, collaborateur et interactif. Après la tuerie de l’école secondaire Columbine dans le comté de Jefferson au Colorado, et la tuerie similaire à Taber, en Alberta, Bill Belsey a mis sur pied un site web pour aider les jeunes à faire face à l’intimidation : www.bullying.org. Il a écrit que ces tragédies ont changé sa perspective, car il était clair que les instigateurs avaient été intimidés et agacés répétitivement au cours de leur jeune vie. Il a vite compris que les jeunes parlaient de quelque chose de nouveau. «J’ai commencé à voir les jeunes parler de leur expérience avec la technologie portable, ICQ et les téléphones cellulaires, dit-il. Puis, c'est devenu facile de construire un site web sans connaître html. Maintenant, c'est du réseautage social. «Les adultes ont un rapport fonctionnel avec la technologie. Ce n’est pas le cas pour les jeunes. Je les appelle la génération “toujours branchée”. «Dans les années 80, la pire chose qu’on pouvait dire à un enfant, c'était “va dans ta chambre”. De nos jours, les enfants ont souvent la télé, le téléphone, des jeux vidéo et l’accès à l’internet dans leur chambre. C'est un changement important.» Peu après avoir créé le site sur l’intimidation, M. Belsey a lancé www.cyberbullying.ca, le premier site qui se penche sur ce nouveau problème en particulier. Jeunesse, J’écoute, qui offre du soutien anonyme en ligne depuis plus de cinq ans, confirme que les jeunes ne comprennent pas que ce qui est en ligne est public. En décembre et en janvier derniers, l’organisme a mené un sondage sur l’intimidation cybernétique. On a trouvé que de nombreux répondants ne semblaient pas savoir que l’espace cybernétique n’est pas un espace privé et que le flux d’information peut être difficile à contrôler.
Cependant, les jeunes ne sont pas les seuls à user d’intimidation cybernétique contre les enseignants. Les adultes participent aussi à l’envoi de courriels, à la création de blogues et de sites alléguant l’incompétence d’enseignants et d’administrateurs. Le cas probablement le plus connu au Canada s’est produit en Colombie-Britannique. L’an dernier, la Cour suprême de Colombie-Britannique a accordé des dommages de 681 000 $ à 11 personnes, dont neuf enseignants, lesquels avaient entrepris une poursuite contre un activiste de leur communauté qui avait fait de la diffamation en ligne pendant une longue période. Les jeunes sont très conscients des mauvais exemples que donnent certains adultes. À la deuxième conférence contre l’intimidation organisée par Ottawa : L’Ami de la Jeunesse, les élèves ont essentiellement dit que les adultes doivent prêcher par l’exemple. Ils ont fait remarquer que ce sont les adultes, et non les jeunes, qui sont responsables de l’intolérance, des jeux vidéo violents, des sites haineux et pornographiques, du commerce du sexe et autres abus des plus vulnérables. La culture populaire est imprégnée de conduite abusive, des émissions de télé aux films sur grand écran en passant par le sport professionnel. Sept équipes de prise de vuesPar une froide journée d’hiver en février dernier, Edward McMahon, directeur de la Robert F. Hall Catholic Secondary School de Caledon East, regardait par la fenêtre quand il a aperçu sept équipes de prise de vues sur le terrain de l’école. «C'était la frénésie», se souvient-il. Il venait tout juste de suspendre 18 élèves pour avoir affiché des commentaires grossiers envers lui dans Facebook. Le geste des élèves et la réaction du directeur ont fait la manchette. «C'étaient des jeunes “bien”, des membres du conseil d’élèves, des athlètes, des activistes dans l’école, reconnaît M. McMahon. La plupart d’entre eux étaient en 12e année et aucun n’avait eu de problèmes auparavant.» Il a donné des suspensions allant de trois à huit jours tout en veillant à ce que les jeunes ne prennent pas de retard scolaire.
Les félicitations ont fusé de Halifax à Winnipeg. La plupart des parents des élèves mis en cause l’ont aussi soutenu, mais pas tous. «Ce qui m'a le plus frappé, c'était la réticence de certains parents à s’impliquer et à accepter la responsabilité des actions de leurs enfants.» Le jour où les élèves sont revenus, il les a reçus dans son bureau pour leur parler dans le blanc des yeux et discuter de la responsabilité personnelle. Il se souvient qu’une jeune fille lui a dit : «Je commence l’université l’année prochaine. Pensez à ce que vous avez fait à ma réputation.» «Ce que tu dis est intéressant, lui a-t-il répondu. On a d’ailleurs retiré les lettres de suspension de vos dossiers. Mais as-tu songé à ce que tu as fait à ma réputation? Ça fait 30 ans que je suis dans le domaine de l’éducation.» Elle n’a rien dit. Les élèves sont retournés dans leur classe et la vie a repris son cours. «Nous avons eu notre cérémonie de remise des diplômes, confie M. McMahon. Je leur ai remis leur diplôme pour la plupart d’entre eux et leur ai serré la main. J’ai tourné la page.» Rattraper le temps perduCertains conseils scolaires et certaines écoles ont tendance à attaquer le problème presque physiquement. Les directions d’école installent des pare-feux et des logiciels de blocage, et restreignent l’accès. De telles tactiques sont condamnées à l’échec dans le monde rapidement changeant des communications électroniques. La plupart des conseils scolaires de l’Ontario n’ont pas mis à jour leurs politiques relatives aux nouvelles technologies. Les écoles aussi doivent rattraper le temps perdu. Cet automne, nombre d’entre elles ajouteront des références à l’utilisation de cellulaires et de l’internet à leur code de conduite. Le contexte judiciaire de l’intimidation cybernétique est en train de changer. Au printemps dernier, le gouvernement de l’Ontario a quelque peu dérogé à l’approche de la tolérance zéro. Il a présenté des modifications à la Loi sur l’éducation pour y inclure l’intimidation (mais pas l’intimidation cybernétique en particulier) et remplacer les suspensions et expulsions obligatoires par une plus grande souplesse pour les directions d’école. Toutes les parties ont appuyé le changement en juin et il entrera en vigueur dès le 1er février 2008.
Mme Shariff soutient l’initiative gouvernementale de s’éloigner de la tolérance zéro, mais ne croit pas que cela réglera le problème. «Des programmes contre l’intimidation, même sensés et pleins de bonnes intentions, ont eu des effets superficiels. Les conseils scolaires devraient veiller à ce que les écoles étudient l’origine de certains de ces problèmes.» Elle souligne que la population des écoles canadiennes change et que les écoles devraient faire davantage pour comprendre comment les jeunes vivent vraiment, quelles sont leurs valeurs culturelles et religieuses, et leur point de vue sur la façon dont leurs enseignants les voient. Chaque cas est différent. Elle croit que c'est particulièrement important quand des adultes sont victimes d’intimidation électronique. «Le tout est de trouver pourquoi les jeunes portent atteinte à la réputation de leurs enseignants», dit-elle. Dilemme de ThornhillKelly Fassel, directrice de la Willowbrook Public School de Thornhill, a dû faire face au défi Facebook le printemps dernier. Certains de ses élèves avaient affiché dans le site des remarques grossières sur une enseignante. Mme Fassel a communiqué avec les parents, a fait une réunion à l’école et a interdit à six élèves de participer à un voyage à Montréal. Un élève a dit à la radio de CBC qu’il était d’avis que la punition était une intrusion de sa vie privée. «C'est comme s’ils écoutaient nos conversations privées.» Après l’incident, il a commencé à être prudent autour de son enseignante. «Durant son cours, je reste sur ma chaise et tente de garder ma tête basse.» Visiblement, c'était un problème. Avec le soutien de son conseil scolaire, Mme Fassel a appliqué une approche restauratrice pour ramener le respect dans les relations entre les élèves et l’enseignante. Mme Fassel dit qu’un processus comme celui de la justice restauratrice est l’une des stratégies que son conseil scolaire utilise pour traiter de tels problèmes parce que «les suspensions, ça ne marche vraiment pas». Elle reconnaît que les sites de réseautage social posent un dilemme. «Tant les jeunes que les adultes visitent ces sites. D’ailleurs, nombre de mes enseignants ont des sites dans Facebook.» Pas de mode d’emploiCe milieu évolutif met les administrateurs scolaires dans une situation difficile, car ils doivent équilibrer le bien-être du personnel, la rapide évolution des communications électroniques et le droit des élèves à la liberté d’expression. Les jeunes ne veulent pas que l’on bannisse la technologie. Bill Belsey affirme qu’ils rejetteront les adultes rapidement si l’on transforme la technologie en méchant loup. «On ne peut pas faire l’autruche. Nous devons parler avec eux de cette question. Ils ont peur que nous réagissions à outrance.» Les élèves du secondaire ont exprimé leur opinion à l’occasion d’une tribune sur le respect et la responsabilité en ligne que le ministère de l’Éducation a organisée en mai :
Certes, des politiques d’utilisation acceptable et des codes de conduite mis à jour ont leur place. Ceux-ci pourraient explicitement se pencher sur les technologies sans fil, le harcèlement en ligne et l’utilisation d’ordinateurs personnels à la maison. Toutefois, selon Mme Shariff, il est improbable qu’une approche punitive fonctionne. Les politiques disciplinaires sont le moins efficaces quand elles réagissent à un comportement malvenu. Elle croit qu’il est temps de recourir à des approches proactives pour faire face à l’intimidation cybernétique.
«Il n’existe pas de mode d’emploi, dit-elle. Il n’y a pas encore de méthode. Je ne peux pas dire “voici ce que vous devez faire pour réduire l’intimidation cybernétique des enseignants”, car ça n’existe pas.» Mme Shariff préconise une stratégie qui combine la connaissance de la loi et une compréhension des concepts d’éducation. Elle dit que les enseignants doivent pouvoir comprendre la loi constitutionnelle, les droits humains et les délits civils, mais elle reconnaît qu’elle forme des pédagogues, pas des avocats. Ses études de cas ont un fondement pédagogique. «Nous devons encourager les enseignants à porter un regard critique sur leurs propres hypothèses, déclare-t-elle. Il n’y a pas de fumée sans feu. Je ne dis pas que les enseignants sont toujours les personnes à blâmer et je n’essaie pas de délier les jeunes de leurs responsabilités. Mais je pense que nous devons examiner notre façon de percevoir l’éducation de nos jours.» Les jeunes sont les expertsDans ses discours devant des professionnels de l’éducation, Mme Shariff souligne combien il est important pour les écoles et les conseils scolaires d’aborder les questions touchant à l’intimidation cybernétique avec leurs partenaires, y compris les parents, les fournisseurs de services internet et de téléphone cellulaire, les groupes communautaires et les autorités officielles. Surtout, ils doivent collaborer avec leurs élèves et non leur parler en sens unique. «Les jeunes en ont assez d’entendre le mot “intimidation”. On en a trop parlé et on doit en parler en des termes différents.» Eric Roher partage ce point de vue. Les cas d’intimidation cybernétique sont des occasions de parler en classe des responsabilités, des conséquences et des relations saines. Il parle aussi d’une nouvelle tendance qui pourrait avoir un effet glacial sur le comportement en ligne des élèves. Les employeurs commencent à vérifier les habitudes d’utilisation de l’internet de leurs employés potentiels. Votre curriculum vitæ, c'est une chose, mais votre comportement en ligne en est une autre. Nous laissons tous des «traces électroniques». À qui revient la tâche d’améliorer la compréhension que les jeunes ont de la nature publique du cyberespace et du respect et de la responsabilité? Les parents croient que les enseignants informent les élèves à ce sujet, et les enseignants croient que ce sont les parents. «En réalité, je crois que ni les parents ni les enseignants n’abordent ces sujets, car ils ne les connaissent pas très bien eux-mêmes, affirme M. Belsey. «L’internet est l’outil le plus puissant de l’histoire de l’humanité. On dit aux enfants : “Tiens, voici les clés de la Lamborghini. L’autoroute est là-bas. Va jouer.” Après, on leur demande : “Alors, comment c'était?”» Il déplore cette attitude de laisser-faire. «Nous devons montrer aux jeunes ce que sont des communications appropriées. Nombre d’écoles n’en parlent pas autant qu’elles le devraient.
«En tant qu’enseignants et administrateurs, nous devons donner aux élèves des expériences en ligne positives. Nous devons les encourager à s’engager, leur faire faire des projets de technologie, collaborer avec eux et avec les jeunes du monde entier et leur donner des expériences éducatives en ligne sécuritaires.» C'est une période exceptionnelle en éducation. Les jeunes ont plus de connaissances technologiques que les adultes. Il n’est pas surprenant que de petits futés en profitent pour faire des mauvais coups. L’étude de Jeunesse, J’écoute souligne que «les adultes peuvent suggérer aux jeunes comment se comporter face à l’intimidation cybernétique, mais dans le cybermonde, ce sont les jeunes qui sont les experts et ils ont souvent des suggestions réalisables pour traiter des questions de comportement en ligne. «Il est impératif que nous travaillions avec les jeunes, poursuit Mme Shariff, pour qu’ils nous aident à comprendre ce phénomène.» Soyons proactifsL’approche la plus efficace pour contrer l’intimidation cybernétique est de créer un milieu scolaire positif.
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