Pour parler professionLa revue de L’Ordre des enseignantes et des enseignants de l’Ontario
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Plein nord

de Wendy Harris
Photographie de Tom Wilkinson

On ne peut pas dire qu’il faisait chaud près de la rivière Albany en ce début de mai. À peine dix degrés Celsius, mais le soleil réchauffait le visage des quatre garçons et leur donnait un délicieux avant-goût de l’été alors qu’ils pêchaient dans les eaux glacées. Les garçons ne faisaient pas l’école buissonnière, mais les poissons, eux, semblaient faire fi des leurres. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’un grand brochet a enfin mordu à l’hameçon, à la grande joie des quatre lascars.

Le poisson n’était pas qu’un simple ajout au souper – sans doute frit en soirée par la grand-mère de l’un des garçons – mais le point culminant d’une autre occasion d’apprentissage dans le nord de l’Ontario. La sortie avait été organisée par Tom Wilkinson, l’un des enseignants disséminés dans le nord du Canada, qui recherchent des moments propices à l’apprentissage tout en adaptant les programmes-cadres aux besoins sociaux et culturels des élèves des Premières Nations.

Originaire de Pickering, M. Wilkinson, 36 ans, enseigne à l’enfance en difficulté de la 3e à la 6e année à la Peetabeck Academy de Fort Albany. Ses élèves ont passé deux jours de classe à préparer l’excursion. Ils ont appris que les brochets ont des dents aiguisées et qu’il faut les tenir par le dos, contrairement aux dorés qui ont des arêtes le long du dos. Ils ont passé en revue les nouvelles cannes à pêche de l’école et ont appris comment en prendre soin. Ils ont appris l’usage et l’orthographe des leurres et appâts. Cannes et lignes en main, ils ont placé une gomme à effacer au bout de l’hameçon et sont sortis pour se familiariser avec les techniques du lancer.

Lorsque leurs lignes se sont emmêlées, M. Wilkinson en a profité pour démontrer qu’on résout mieux un problème quand on garde son sang-froid.

«En marchant jusqu’à notre emplacement près de la rivière, dit-il, ils débordaient d’enthousiasme. À notre retour, ils avaient acquis de l’assurance et avaient compris que des possibilités s’ouvraient à eux.»

Exigences diverses

Enseigner dans les communautés isolées du nord de l’Ontario est une expérience unique qui diffère de celle de la majorité des enseignants de la province. En effet, ils doivent enseigner diverses matières à divers niveaux, et trouver des façons créatives de répondre aux besoins variés des élèves vivant dans des communautés éloignées.

Ces communautés sont souvent aux prises avec de sérieux problèmes socio-économiques : drogue, alcoolisme, suicide chez les adolescents, faible fréquentation de l’école et peu d’espoir d’un avenir meilleur. Le défi des enseignants est non seulement d’encourager les habiletés intellectuelles, mais également de favoriser les aspects sociaux, spirituels et physiques.

Pendant une bonne partie de l’année, Fort Albany, une communauté majoritairement crie de 1 500 âmes, est accessible seulement par avion. Trois mois par année, une route de glace relie la communauté à Attawapiskat, Kashechewan et Moosonee, le long de la côte de la baie James. L’école Peetabeck Academy est une nouvelle installation imposante de quelque 200 élèves du jardin d’enfants à la 12e année.

Les élèves de Peetabeck Academy apprennent d’un aîné à gratter la graisse de la peau d’un caribou à l’aide d’un os de la patte de l’animal.

La directrice adjointe de l’école, Madeline Scott, confirme qu’un énorme taux d’absentéisme a fait en sorte que seuls deux élèves ont reçu leur diplôme cette année. Lorsqu’on lui demande ce qu’il faudrait pour encourager les élèves à rester en classe, elle indique qu’il est essentiel qu’ils voient en quoi ce qu’ils apprennent leur servira plus tard. Pour ce faire, elle doit trouver du personnel enseignant qui fasse preuve d’assez de souplesse et de créativité pour incorporer la culture crie aux programmes-cadres et pour mettre au point un programme qui réponde aux besoins des élèves. C'est justement ce que faisait M. Wilkinson en amenant les élèves à la pêche.

Enseignant dans le nord depuis sept ans, M. Wilkinson sait qu’il faut souvent sortir en plein air, que ce soit pour aller pêcher ou skier, ou passer à la cuisine pour une leçon combinée de cuisine et de mathématiques.

Il s’est vite rendu compte que les travaux en groupe entraînent des «batailles sociales», tandis que les jeux coopératifs mènent au succès. Il a fallu quelque temps pour mettre au point des stratégies pédagogiques. L’emploi de méthodes visuelles ou physiques, au moyen des arts ou de la construction, fonctionne bien. Quand le contexte s’y prête, il s’assure de faire un lien avec la culture crie, pour rendre son enseignement encore plus pertinent pour les élèves. Il affirme aussi que c'est un atout que son épouse, une infirmière qui dirige le petit hôpital de Fort Albany, ait appris un peu de cri.

Connexion culturelle

Des centaines de kilomètres plus loin, à trois heures de route de Thunder Bay, Corey Dagenais, 25 ans, vient tout juste de terminer sa première année d’enseignement aux élèves de 5e et 6e année de l’Armstrong Elementary School. Communauté essentiellement ojibwée comptant quelque 750 personnes, Armstrong est située au bout de l’auto-route 527. Une centaine d’élèves du jardin d’enfants à la 8e année, la plupart provenant de la Première Nation White Sands, fréquentent l’école. Aux yeux de M. Dagenais, la pertinence n’est pas seulement d’introduire la culture ojibwée dans sa classe (par exemple, d’employer l’art ojibwé pour enseigner des concepts d’art), mais bien de participer à la communauté proprement dite. M. Dagenais, originaire de Thunder Bay, affirme que si sa passion pour le plein air – la motoneige, le ski de fond et la pêche – est importante, la technologie l’est également. «Les élèves connectent tout de suite avec la technologie. Ça leur parle. C'est une autre langue qu’il faut enseigner et maîtriser.»

À Fort Albany, le thème de la pertinence culturelle est au cœur même de la classe de 2e année d’Angela Nahwegahbow. Pour cette Ojibwée de 34 ans originaire d’Espanola, tout près de l’île Manitoulin, établir une connexion culturelle est la clé de l’apprentissage des enfants des Premières Nations.

«Établir une connexion culturelle est la clé de l’apprentissage des enfants des Premières Nations.»

«Il faut que l’éducation aille au-delà du contenu du manuel scolaire, dit-elle. Les élèves ont un besoin impérieux d’en savoir plus sur leur propre histoire, sur eux-mêmes et sur la place qu’ils occupent dans le monde. Ils ont besoin de connaître les valeurs traditionnelles, la chasse à l’orignal et à l’oie, la fonte des neiges, les cercles de tambour et le respect envers leurs aînés.»

En même temps, ils doivent acquérir les habiletés qui leur permettront de fonctionner au sein de la société canadienne. La plupart des élèves de sa classe n’ont pas de livres à la maison et ne savent pas lire au début de l’année scolaire. Ce n’est que l’an passé, en février, que tous ses élèves étaient enfin capables d’épeler leurs noms et prénoms. Elle avance qu’il est essentiel que ses élèves connaissent du succès en lecture avant de s’attaquer aux aspects plus complexes des programmes-cadres de 2e année.

Contribution importante

Mme Nahwegahbow comprend bien les défis quotidiens que doivent relever ses élèves. Ils arrivent souvent sans avoir ni déjeuné ni vu un adulte à la maison. «Il y a beaucoup de jeunes parents, mais peu de supervision parentale», précise-t-elle. Auparavant travailleuse sociale à la maison de transition de la société Elizabeth Fry, elle s’était posé beaucoup de questions :

«Pourquoi se retrouvent-ils en prison et doivent-il ensuite réintégrer la société? Pourquoi y a-t-il un si grand nombre d’adultes dans les programmes d’alphabétisation? Qu’est-ce que je peux y faire?»

C'est en réponse à cette dernière question qu’elle a embrassé une carrière en enseignement.

Danyele Abra cherchait elle aussi à aider. Elle a trouvé sa raison d’être en créant une salle de classe chaleureuse pour ses élèves du jardin d’enfants. Elle dit que bon nombre de ses élèves ont déjà perdu leur innocence, jeunes témoins de trop de choses.

Les élèves de 10e année de la Peetabeck Academy participent à divers jeux visant à développer le leadership et la confiance.

«J’ai entendu des histoires à fendre le cœur», dit-elle. Il s’agit de sa deuxième année d’enseignement dans le nord, sa troisième en tout, avec les élèves qu’elle avait précédemment au jardin d’enfants. À leur arrivée, leur niveau d’anglais était faible, le cri étant leur langue maternelle, et ils possédaient très peu de connaissances de base. Mais à la fin de l’année, les élèves avaient répondu à toutes les exigences du programme.

Mme Abra, 26 ans, précise qu’elle a besoin de beaucoup d’appui pour enseigner à de jeunes enfants vulnérables dans une communauté isolée. Son mari, Ben Rabidoux, qui est aussi enseignant à la Peetabeck Academy, est sa principale source de soutien.

M. Rabidoux enseigne les mathématiques aux élèves de 7e et de 8e année, et les sciences aux élèves de 9e et de 10e année. Il s’agit de sa deuxième année d’enseignement. Ce fut un baptême du feu, car il a dû créer de toutes pièces un cours sur place pour ses élèves.

Il s’appuie en grande partie sur son expérience du plein air et son travail comme guide de pêche avec les Premières Nations. «Il a fallu faire preuve de créativité pour garder les enfants motivés», avance-t-il. Il est d’avis que son rôle le plus crucial est d’aider les élèves à avoir une vision claire de leur avenir et à terminer leurs études secondaires pour pouvoir concrétiser cette vision.

Expérience et continuité

Danny Metatawabin, directeur de l’éducation de la Mundo Peetabeck Education Authority, ajoute que les élèves et leurs parents doivent passer au-delà de la profonde méfiance envers le système scolaire laissé par la débâcle de l’école résidentielle. Pour contrecarrer ce sentiment, il encourage les pédagogues à employer les sept enseignements des aînés comme base à leurs programmes : amour, honneur, respect, gentillesse, humilité, partage et sagesse.

Quels types d’enseignantes et d’enseignants la direction scolaire recherche-t-elle?

Jason English, 31 ans, vient tout juste de terminer sa deuxième année d’enseignement et sa première année à l’école primaire Crolancia, où il enseignait le français et le programme d’arts visuels aux 9e et 10e années. Il est d’accord sur le fait qu’enseigner en région éloignée peut parfois être synonyme de solitude, d’isolement et de défi.

«C'est l’endroit idéal pour apprendre et découvrir son propre style d’enseignement.»

«D’abord et avant tout, il faut bien se connaître. Il faut avoir une forte personnalité, dotée d’un sens aigu de l’aventure», affirme-t-il.

Crolancia, dans la municipalité de Pickle Lake, est une communauté de quelque 385 âmes et la destination finale de l’autoroute 599. La communauté se trouve à trois heures au nord-ouest d’Armstrong, mais Jason English ne se sent pas seul. Près de 60 élèves du jardin d’enfants à la 10e année fréquentent l’école pourvue d’un personnel enseignant tricoté serré.

«C'est l’endroit idéal pour apprendre et découvrir son propre style d’enseignement, dit-il. Il y a vraiment place à l’expérimentation.»

M. Metatawabin aimerait convaincre le personnel enseignant de rester au-delà des deux ou trois ans qui sont la norme, en vue d’assurer davantage de continuité dans la culture scolaire. Dans une communauté à la fin d’une autre route, quatre heures au nord-est de Thunder Bay, Brenda Downey est l’exception qui confirme la règle.

Mme Downey a enseigné près de 30 ans à la Nakina Public School (chaque année dans des classes à années multiples). Environ 45 élèves fréquentent l’école, du jardin d’enfants à la 8e année, dans une communauté de quelque 500 personnes. Après avoir terminé sa formation à l’enseignement en 1970, elle prévoyait enseigner au jardin d’enfants dans le nord pendant un an ou deux, puis voyager en Europe. Tels étaient ses plans avant de rencontrer le surintendant de la foresterie qui allait devenir son mari. Elle affirme que bon nombre d’enseignants de Nakina ont des histoires personnelles un peu similaires. Elle apprécie grandement les liens professionnels et personnels qu’elle a tissés, et les nombreuses possibilités de perfectionnement professionnel offertes par la Northern School Resource Alliance, surtout en littératie et en informatique.

Tous les enseignants de cette histoire s’entendent sur un point : ils n’échangeraient cette expérience pour rien au monde.

Les écoles dans le nord sont à la recherche de pédagogues pouvant faire preuve de souplesse et d’indépendance. Des enseignants comme M. Wilkinson et tant d’autres qui, avec une boîte remplie de leurres, d’hameçons, de plombs et de lignes, peuvent à la fois attraper un poisson et transformer la vie de leurs élèves.

Deux danseuses de la troupe Fancy Dress de la Peetabeck Academy exécutent la Danse de l’honneur pendant la cérémonie de la fête des Mères.