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Enseigner dans le sud de la Thaιlande

de Chandler Vandergrift
Photos de Nelson Rand

Noppadol Sasimonthon se réveille à six heures, prend son déjeuner avec son fils de 12 ans et le conduit en mobylette à l’école. Puis, au lieu de se diriger, comme d’habitude, vers une autre école proche où il enseigne le thaï à des élèves de 7e année, il décide de faire un rapide détour pour aller chercher des photos dans un magasin. Craignant d’être en retard à l’école, pour la première fois en six ans depuis qu’il enseigne à l’école Ban Tanyong Lu, dans la province de Pattani du sud de la Thaïlande, il décide de prendre un raccourci. Cette décision lui est fatale.

Il ne sait pas que des partisans de la lutte armée le filent depuis plusieurs jours, attendant le moment propice pour agir. «Ils surveillaient ses faits et gestes», dit le colonel Parinya Chaidilok, porte-parole de l’armée thaïlandaise pour la région méridionale. Ce jour-là, le 3 août, la chance est du côté des partisans. Au lieu de continuer sur la route principale jusqu’à l’école, un chemin sécuritaire patrouillé par l’armée, M. Sasimonthon s’aventure sur une route secondaire tranquille et poussiéreuse qui serpente à travers des villages de campagne et les champs en jachère d’un district musulman pauvre, en périphérie de la capitale provinciale. Il lui reste environ 500 mètres à parcourir avant d’arriver à destination lorsqu’une des mobylettes qui le suit accélère à ses côtés. Le passager arrière se penche, un pistolet à la main, et tire trois fois, blessant mortellement M. Sasimonthon à la tête. Un deuxième motard s’arrête et un autre homme tire quatre fois de plus sur la dépouille de Noppadol Sasimonthon à même le sol.

«Il n’avait pas d’ennemis», de dire sa femme aux funérailles de son mari deux jours plus tard. Dans cette région du sud de la Thaïlande, on considère que les enseignants sont des représentants du gouvernement, et ils sont donc ciblés par les séparatistes islamiques qui s’insurgent violemment contre l’État thaïlandais. Noppadol Sasimonthon est le 144e enseignant ou autre employé d’une école à être assassiné durant le conflit qui a commencé en 2004. La profession enseignante est l’une des plus dangereuses de la région, et cette région est l’une des plus dangereuses du monde pour un enseignant.

«J’enseignais à ma classe de 1re année quand j’ai entendu une détonation», se souvient Nurhasinee Chedo, enseignante à l’école Ban Tao Poon dans le district Bannang Sata de Yala, un des districts les plus violents de la zone de conflit. L’explosion a fait éclater les fenêtres de sa classe, blessant quatre de ses élèves atteints par des fragments de verre. Dehors, 14 personnes ont été blessées sur la route, y compris neuf soldats.

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L’épouse et le fils de Noppadol Sasimonthon lors de ses funérailles. L’enseignant a été fusillé alors qu’il se rendait à l’école à mobylette. Il était le 144e membre de personnel scolaire à être assassiné dans le sud de la Thaïlande depuis 2004.

Yala, Narathiwat et Pattani, provinces méridionales de la Thaïlande situées à plus de 1 000 kilomètres au sud de Bangkok, sont frappées par une montée violente de séparatisme depuis que la population majoritaire composée de musulmans d’origine malaisienne a été incorporée à l’État thaïlandais bouddhiste en 1902. Une insurrection avait alors fomenté, mais les choses s’étaient calmées dans les années 1980. La violence a repris au début des années 2000. La région luxuriante et éloignée, blottie le long de la frontière malaisienne, est alors devenue un champ de bataille entre les insurgés islamiques résolus à récupérer leurs terres ancestrales et un État bouddhiste tout aussi récalcitrant, déterminé à maintenir sa souveraineté. Depuis 2004, plus de 4 300 personnes ont été tuées et plus de 8 000 ont été blessées dans le cadre de ce conflit, lequel se traduit par des attaques presque quotidiennes, mais qui figurent rarement dans les manchettes. Les affrontements ont fait près de 4 500 orphelins et 2 000 veuves.

La profession enseignante est l’une des plus dangereuses de la région.

Écoles en danger

Cibler les pédagogues et les écoles est une des caractéris­­tiques particulières de ce conflit, et les élèves sont victimes de la violence qui en résulte. Pour les insurgés, le système d’éducation du gouvernement est un symbole de l’oppression de l’État thaïlandais bouddhiste, et c’est pourquoi ils bombardent et brûlent des écoles, et assassinent des pédagogues depuis 2004. Selon Human Rights Watch, un des principaux organismes indépendants à se consacrer à la protection et à la défense des droits de la personne dans le monde, les insurgés ont incendié au moins 327 écoles publiques entre janvier 2004 et août 2010, soit près de 20 pour cent des 1 640 écoles enregistrées de la région. Durant la même période, 108 pédagogues et 27 autres membres du personnel scolaire ont été tués, nombre qui s’élève maintenant à 144 avec la mort de Noppadol Sasimonthon.

«Enseigner dans le sud de la Thaïlande, c’est malheureusement se retrouver aux lignes de front du conflit», écrit Human Rights Watch en 2010, dans un énoncé accompagnant la publication d’un rapport intitulé Targets of Both Sides: Violence against Students, Teachers, and Schools in Thailand’s Southern Border Provinces (Entre le marteau et l’enclume : Violences à l’encontre des élèves, des enseignants et des écoles des provinces frontalières du sud de la Thaïlande). En revanche, on remarque que le nombre d’incendies criminels dans les écoles a diminué depuis 2007 et que ces gestes sont maintenant rares, surtout parce qu’on a remplacé les écoles détruites par des bâtiments en ciment et qu’il reste peu d’écoles faites en bois. Mais les attaques contre les enseignantes et enseignants n’ont pas ralenti.

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Des soldats entourent un groupe d’élèves sur le chemin de l’école. Tous les jours de la semaine, une présence militaire est mobilisée autour des écoles pour protéger les enseignants et les élèves. Mais certains groupes s’inquiètent que cette présence perturbe l’éducation et la vie des élèves.

«Les enseignants sont les premières cibles sans défense que visent les insurgés», explique Srisompob Jitpiromsri, directeur du groupe de surveillance des insurgés pour Deep South Watch et professeur de sciences politiques à l’Université Prince of Songkla, dans la province de Pattani. «Ils sont des cibles faciles. Ils représentent l’État thaïlandais ainsi que ses politiques d’assimilation.»

L’explosion a fait éclater les fenêtres de l’école, blessant des élèves de 1re année

Une des principales plaintes de la population musulmane d’origine malaisienne, qui compte pour environ 85 pour cent des trois provinces méridionales, porte sur les politiques d’assimilation de Bangkok, vieilles de plusieurs décennies, dont l’interdiction d’enseigner sa langue dans les écoles publiques, un dialecte du malais appelé le yawi. La langue étant une marque d’identité importante, les tentatives du gouvernement d’imposer le thaï ont été largement envisagées comme un moyen d’assimilation forcée et une attaque de la culture musulmane d’origine malaisienne. En fin de compte, les enseignants boud­dhistes d’origine thaïlandaise sont bien plus souvent ciblés que leurs confrères musulmans, puisqu’ils représentent à la fois l’État thaïlandais et le style de vie des Thaïlandais bouddhistes. Et les meurtres sont souvent d’une grande brutalité.

«Quand les insurgés tuent un enseignant thaïlandais bouddhiste, ils laissent généralement une marque en guise de message», explique M. Jitpiromsri. Dans le cas de Noppadol Sasimonthon, ce fut sept balles au lieu d’une. D’autres pédagogues ont été décapités, brûlés vifs et, dans un cas célèbre qui a choqué la nation, une enseignante d’arts à l’élémentaire a été kidnappée et sauvagement battue par une foule de villageois. Ayant sombrée dans le coma en raison de ses blessures, elle est morte huit mois plus tard. Dans une autre attaque audacieuse destinée à répandre la peur au sein de la population, les insurgés se sont déguisés en élèves, sont entrés dans une salle de classe et ont tué un enseignant bouddhiste d’une balle à la tête alors qu’il enseignait.

Le gouvernement thaïlandais a déployé un dispositif de sécurité complexe dans la région, y compris des forces armées d’environ 120 000 personnes, dont des soldats en uniforme, des policiers et des groupes paramilitaires.

«Protéger les enseignantes et enseignants est notre priorité», déclare le colonel Parinya.

Tous les jours de la semaine, de 7 à 9 heures et de 13 à 17 heures, cette présence militaire massive est mobilisée autour des écoles et encercle les routes pour protéger les enseignants et les élèves sur leur trajet quotidien. Dans des districts particulièrement volatiles, les enseignants sont escortés par des convois militaires et entretiennent des lignes de communication personnelles avec des soldats pour rester informés des mises à jour de sécurité. «Il est plus dangereux d’être enseignant que d’être soldat, affirme un lieutenant de l’armée chargé de protéger l’école Ban Talo Sumae dans le district Krong Pinang, province de Yala. Quand les soldats se déplacent, ils sont en groupe; quand les enseignants se déplacent, ils sont seuls. Ils constituent des cibles, mais ils ne sont pas armés comme nous.»

Une mesure de sécurité parmi les plus controversées prises pour protéger pédagogues et élèves est l’établissement de bases militaires et paramilitaires dans les écoles, ce qui a attiré un nombre considérable de critiques de la part des groupes de défense des droits.

«Le gouvernement doit relever le défi de protéger enfants et enseignants, écrit Human Rights Watch dans Targets of Both Sides. Et pourtant, dans certains villages, les forces de sécurité du gouvernement ont installé des camps ou bases militaires ou paramilitaires à long terme dans les écoles, lesquels perturbent l’éducation et la vie des élèves, et attirent potentiellement des attaques tout autant qu’ils les dissuadent.»

Cœurs et esprits

Les forces de sécurité argumentent que leur présence est nécessaire dans les écoles à cause de la fréquence des attaques. Elles disent aussi que le terrain des écoles fournit de précieuses infrastructures comme de l’eau, des installations sanitaires, un abri et même un espace de stationnement pour les véhicules. De plus, en prenant part à la vie et aux activités des élèves, par exemple, en s’adonnant à des sports avec eux, l’armée espère que la jeune génération se ralliera à sa cause.

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Nurhasinee Chedo enseignait le thaï à ses élèves de 1re année quand une bombe a explosé à l’extérieur de sa classe. Les fenêtres ont éclaté, blessant quatre de ses élèves. Dans la rue, la détonation a blessé 14 personnes dont neuf soldats.

«Les soldats ici apprennent aux enfants à pratiquer des sports», explique Anon Thongburi, directeur de l’école Ban Mai Kaen du district Ramen de Yala, lequel double en tant que camp de base de peloton pour l’armée thaïlandaise. «Les enfants jouent au soccer avec les soldats et les soldats coupent même les cheveux des enfants», dit-il. Il ajoute que nombre d’élèves admirent les soldats.

Se voyant pris pour cibles, les pédagogues quittent la région en masse

M. Thongburi est persuadé que la présence de l’armée est positive, mais les groupes pour les droits, comme Human Rights Watch, ne sont pas d’accord. «En fait, les élèves, filles comme garçons, doivent essayer d’obtenir une éducation aux côtés d’un grand nombre d’hommes armés», écrit le groupe dans Targets of Both Sides, ajoutant que la présence de soldats dans les écoles peut distraire les enseignants de leurs tâches et créer un milieu destructeur pour l’éducation.

Un autre problème est de savoir si la présence de forces de sécurité améliore ou entrave la sécurité des pédagogues et des élèves. Les soldats disent que leur présence décourage les attaques des insurgés, car les pédagogues et les écoles ne sont plus des cibles faciles. Ils soulignent aussi que les insurgés n’ont jusqu’à présent jamais attaqué une base militaire au sein d’une école.

Malgré la controverse, les forces de sécurité doivent relever un formidable défi logistique en protégeant les enseignantes et enseignants, les élèves, et plus de 1 000 écoles publiques éparpillées dans cette vaste région éloignée pleine de jungles montagneuses et de villages offrant un terrain idéal et un sanctuaire pour les insurgés. Même avec une présence de sécurité solide dans plusieurs écoles et une patrouille constante des routes et des autoroutes, les insurgés lancent des attaques régulièrement et avec de plus en plus d’efficacité. «Avec 20 000 enseignants, c’est très difficile; nous ne pouvons pas tous les protéger 24 heures sur 24», se lamente le colonel Parinya.

Ceux qui critiquent la présence militaire dans les écoles font remarquer que les attaques directes des bases militaires sont extrêmement rares, peu importe où se trouve la base. De plus, ils allèguent que la présence de soldats attire les insurgés, augmentant les risques que les élèves se fassent prendre dans l’échange de tirs d’une attaque du personnel militaire.

«Nous serions plus en sécurité sans les soldats», déclare Murni Tohtayong, enseignante d’anglais à l’école Ban Tao Poon, ajoutant qu’elle préfère se rendre à l’école sans escorte, car elle est persuadée qu’elle est davantage en sécurité quand elle voyage seule. Avec Nurhasinee Chedo, une de ses collègues, elle explique que les bombardements sont si fréquents dans le district que, le jour où l’explosion d’une mobylette a fait éclater les fenêtres de l’école, blessant des élèves de 1re année, l’école n’a même pas fermé pour la journée. «Je ne me souviens même plus du nombre de fois que j’ai entendu des bombes exploser dans les environs, dit Mme Chedo. Je m’y suis faite.»

«Je m’y suis fait», c’est ce que nombre d’enseignants disent au sujet de la violence qui sévit dans la région, y compris Sirorat Jankaew, une enseignante de thaï au palier élémentaire de l’école Ban Tilung Sung, dans le district du sud de Su-ngai Padi de la province de Narathiwat, en bordure de la Malaisie. Six ans plus tôt, elle a été blessée par un éclat d’obus provenant d’un dispositif explosif de circonstance alors qu’elle se rendait au travail. Elle conduisait sa mobylette, comme d’habitude, accompagnée par un convoi militaire qui escortait quelque 20 pédagogues entre leur domicile et l’école. «Soudain, j’ai entendu une violente détonation. J’ai accéléré de peur d’être atteinte par une deuxième bombe. Quelque 50 mètres plus loin, j’ai réalisé que j’avais été touchée en ressentant une douleur du côté gauche.» Transportée d’urgence à l’hôpital, elle y est restée 15 jours pour se remettre de ses blessures causées par un éclat d’obus à la jambe et à l’épaule gauche. Quinze jours de plus, elle était de retour à l’école. «J’avais peur, au début, mais plus maintenant.» Elle admet toutefois qu’elle aimerait avoir un outil de plus dans ses fournitures scolaires : un pistolet.

Elle n’est pas seule. Dans le sud de la Thaïlande, un grand pourcentage de ses collègues portent une arme. «Tous mes amis enseignants ont des pistolets, dit M. Jitpiromsri, bien qu’il questionne leur utilité. Tous les enseignants qui ont été tués avaient [probablement] un pistolet, mais ils n’ont jamais eu la chance de l’employer.»

Un pistolet est loin d’être une protection efficace contre l’arme privilégiée des insurgés, soit les dispositifs explosifs de circonstance. Le sud de la Thaïlande se range au troisième rang au monde pour le nombre d’attaques au moyen de ce genre d’explosif, juste après l’Afghanistan et l’Iraq. Les insurgés font détoner ces dispositifs à distance, par radio ou téléphone cellulaire, ce qui rend futile l’utilisation des pistolets.

Toutefois, un programme du gouvernement subventionne 40 pour cent du prix d’achat d’un pistolet pour les enseignants et autres employés du gouvernement. Ou alors, pour éviter la paperasserie bureaucratique, «ils peuvent simplement en acheter un au marché au prix régulier», souligne Grisada Boonrach, gouverneur de la province de Yala.

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En participant à la vie scolaire et aux activités des élèves, l’armée espère que la jeune génération se ralliera à sa cause. «Les soldats apprennent aux enfants à pratiquer des sports», explique Anon Thongburi, directeur de l’école Ban Mai Kaen du district Ramen de Yala.

Se voyant pris pour cibles, les pédagogues quittent la région en masse, envahis par la peur. Leurs départs perturbent les écoles qui, souvent, ferment après une attaque, ce qui entraîne inéluctablement le déclin du système scolaire. M. Jitpiromsri estime qu’entre 30 et 40 pour cent des enseignantes et enseignants thaïlandais bouddhistes ont quitté la région depuis 2004. Ceux qui restent se sont, pour la plupart, résignés à vivre avec la violence et les risques associés à leur profession, préférant rester et aider leur communauté. «Nous avons peur, mais nous devons travailler, explique Fikree Beeding, une enseignante musulmane d’origine malaisienne qui donne des cours d’anglais langue seconde à l’école Ban Tilung Sung dans la province de Narathiwat. Si on s’en va, d’autres devront nous remplacer, et ce sera la même chose pour eux.»

Ironiquement, nombre de pédagogues de cette région marquée par la violence se plaignent des mêmes choses que ceux d’autres parties du monde qui œuvrent dans une profession souvent mal financée et en manque de ressources. Quand on lui demande de parler de ce qui l’inquiète le plus dans le fait qu’elle doive enseigner dans un bastion d’insurgés de la province rurale de Narathiwat, Usanee Wae-Useng, enseignante de mathématiques, dit que cela n’a rien à voir avec sa sécurité personnelle. Cela concerne plutôt des questions pratiques qui touchent ses élèves : «On a besoin de plus de fournitures scolaires, d’ordinateurs et de livres pour la bibliothèque».