Des enseignants remarquables

Lawrence Hill

Mme Rowe, Margaret Shinozaki et Donald Gutteridge

de Brian Jamieson

Contempler le visage d’une autre personne vous permet de constater son humanité et d’affirmer la vôtre.
The Book of Negroes

Imaginez…

que vous êtes un enfant et que vous vivez sur la ferme familiale. Chaque matin, l’arôme des beignets fraîchement cuits vous réveille. Vous accourez à la cuisine et…

Imaginez…

qu’on vous arrache à votre famille, qu’on vous vend comme esclave et que vous faites le serment de revenir en traversant l’océan déchaîné, hanté par les esprits de vos compatriotes décédés.

Imaginez…

que vous vivez dans un autre lieu ou à une autre époque… que vous êtes un homme si vous êtes une femme, et vice versa… que vous avez 40 ans de plus ou 40 ans de moins.

Lawrence Hill, qui a une imagination débordante et en vit, sait avec certitude qu’il doit sa brillante carrière de romancier canadien primé à l’imagination et aux encouragements de ses enseignants.

L’auteur, originaire de Newmarket, s’extasie en se souvenant de Mme Rowe, de Margaret Shinozaki, EAO, et de Donald Gutteridge, EAO, comme d’autres se pâment à la lecture de ses romans. Le plus récent, The Book of Negroes, s’est vite hissé parmi les dix romans de fiction canadiens les plus vendus des deux dernières années et lui a valu le Prix des écrivains du Commonwealth et un entretien avec la reine.

M. Hill a oublié le visage de Mme Rowe. C’est le son de sa voix et sa gentillesse dont il se souvient.

Cette enseignante de 1re année à l’école publique Mallow Road de North York commençait toujours la journée de la même manière. Elle racontait l’histoire d’une jeune famille de fermiers dont les enfants se réveillaient chaque matin en humant l’arôme des beignets encore chauds. Ils accouraient à la cuisine et…

«Puis l’histoire prenait une tournure imprévisible», dit-il.

Non seulement la description le faisait-il saliver, mais il était fasciné par le mystère.

«La pire punition aurait été de manquer l’école, parce que j’aurais raté l’histoire de Mme Rowe, ajoute-t-il.

«Les enfants adorent la répétition. Ils aiment qu’on leur raconte la même histoire parce qu’elle est prévisible. Mais ils aiment aussi être surpris. C’est ce que faisait Mme Rowe. Elle nous captivait avec une histoire prévisible et nous fascinait en y ajoutant plein de rebondissements. Elle savait nous émerveiller avec ses aventures débordantes d’imagination.»

Il raconte l’histoire de Mme Rowe lors de ses lectures publiques, non pas pour nous montrer d’où lui vient son talent d’écrivain, mais pour illustrer l’importance de l’enseignement.

«C’était il y a 46 ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier. C’est dire l’influence qu’elle a exercée sur moi.

«Les enseignants peuvent avoir une énorme influence sur les élèves, dit-il. Ils peuvent vous marquer pour la vie. Je suis persuadé que la plupart des gens qui ont réussi dans la vie et qui ont eu la chance de faire des études se souviennent d’au moins une enseignante ou un enseignant qui les a marqués et leur a donné le goût d’apprendre.»

M. Hill n’a jamais revu Mme Rowe. Cependant, il n’a jamais oublié le respect qu’elle avait pour ses élèves. C’est d’ailleurs un thème omniprésent dans son œuvre.

«On se souvient si l’on a été respecté ou non. Le respect est un sentiment réciproque : quand on se sent respecté, on a tendance à respecter les autres.

«Dès l’âge de six ans, les enfants prennent conscience du respect. Est-ce une bonne personne? Est-ce quelqu’un en qui je peux avoir confiance? Ou est-ce une personne dont il faut se méfier?

«Les enfants ont un sens inné du danger. Ils n’ont pas toujours raison, mais la plupart du temps leur instinct ne les trompe pas.»

M. Hill croit que les enfants sont détendus quand ils se sentent en sécurité et respectés, et quand ils sont détendus, ils apprennent plus facilement ou assimilent davantage.

«J’écris mieux quand je suis détendu. Il en va de même pour l’exercice et les sports. Par ailleurs, je comprends mieux ce que je lis quand je suis détendu. Il faut se détendre pour vraiment assimiler la matière. La tension est un obstacle à l’apprentissage.»

Mme Rowe le sécurisait et rien ne semblait plus naturel que d’apprendre.

Or, quand il était très jeune, un autre enseignant a dit à ses parents qu’il avait une déficience développementale, qu’il aurait toujours des difficultés d’apprentissage et qu’il réussirait à peine à obtenir la note de passage. Ils ne l’ont pas cru et ont attendu de nombreuses années avant d’en parler à leur fils.

«Parfois, ce qu’on ne fait pas est aussi important que ce qu’on fait, comme certaines omissions améliorent un roman, affirme M. Hill. Étrangement, il vaut parfois mieux cacher certaines choses à vos enfants.»

Conscient de son entourage

Il faut se détendre pour vraiment assimiler la matière. La tension est un obstacle à l’apprentissage.

C’est Margaret Shinozaki, son enseignante de 2e-3e année à l’école publique Cassandra de North York, qui a aidé M. Hill à prendre conscience du monde qui l’entoure.

Elle dit avoir fait beaucoup d’ateliers avec ses élèves. S’il y avait des élections, elle divisait les élèves en partis poli­tiques, leur faisait faire des recherches, organisait un débat et leur demandait de faire une présentation orale.

«Elle était fantastique, souligne M. Hill. Elle nous faisait jouer le rôle d’un membre du gouvernement ou de l’opposition et nous devions décrire notre plate-forme et nous présenter en disant : “Je m’appelle untel, je suis le ministre libéral des Finances et voici mes idées.”»

Mme Shinozaki se passionnait pour les droits de la personne, ayant elle-même été assujettie à la Loi sur les mesures de guerre en tant que Japonaise-Canadienne. Elle invitait des conférenciers, dont Daniel Hill, le père de Lawrence, premier ­directeur de la Commission ontarienne des droits de la personne, fondateur de l’Ontario Black History Society, puis ombudsman de l’Ontario.

«Elle nous sensibilisait aux enjeux politiques de l’époque, explique M. Hill. Nous étions à la hauteur et c’était très excitant. J’adorais ça.»

Mme Shinozaki se souvient de M. Hill comme d’un enfant «très créatif aux idées originales pour son âge. Il savait toujours ce qui se passait et posait toujours des questions pertinentes.»

Comme on pouvait s’y attendre, il s’est dirigé vers le journalisme, son premier emploi à plein temps après avoir obtenu un baccalauréat en économie de l’Université de la Colombie-Britannique et de l’Université Laval, et une maîtrise en écriture de l’Université Johns-Hopkins à Baltimore.

«Cela m’a ouvert les yeux et je n’ai jamais perdu cette conscience aiguë. Depuis que Mme Shinozaki m’a conscientisé, je n’ai jamais cessé de m’intéresser aux ­affaires publiques.»

Influence déterminante

Donald Gutteridge, qui lui a enseigné l’anglais en 12e-13e année à l’UTS, école indépendante rattachée à l’Université de Toronto, lui a aussi donné le goût de l’écriture.

M. Hill dit qu’il adorait la lecture et l’écriture, mais qu’il «n’était pas un athlète très doué, quoique très actif» au secondaire. Il a fait de l’athlétisme, participé à des compétitions de course à pied et obtenu de très bonnes notes. «Je n’étais pas un génie, mais j’ai été admis à l’UTS, ce qui n’est pas facile, et j’y ai obtenu de bons résultats.» Il a été capitaine de l’école (l’équivalent de président du comité d’école) à sa dernière année et capitaine de sa classe l’année précédente. «J’étais loin d’être un premier de classe.»

M. Gutteridge a eu une «influence déterminante» dans le cheminement de M. Hill. Il lui a permis d’écrire des nouvelles au lieu de rédiger des dissertations.

Se souvient-il de ces nouvelles? «Oui… elles étaient minables. Mes nouvelles n’avaient rien d’exceptionnel, concède M. Hill. Aucun signe de potentiel. Pas la moindre trace de lauréat du Prix des écrivains du Commonwealth. À sa place, je n’aurais pas été ébloui par le talent d’écrivain de cet élève. Je dois dire que la période d’incubation d’un auteur est très longue, surtout celle d’un auteur de fiction.»

M. Gutteridge n’a pas le sentiment d’avoir fait quoi que ce soit de spécial pour M. Hill. «Les élèves me demandent parfois : “Si j’écris un texte en dehors du programme scolaire, pourriez-vous le lire?” Je réponds toujours oui. Si vous me montrez votre texte, je le lirai et vous ferai des suggestions ou j’en discuterai avec vous.»

Il qualifie le premier texte de fiction que M. Hill lui a remis de «prometteur».

Photo

Donald Gutteridge, représenté ici en 2002 sur les rives du Saint-Laurent, à La Malbaie, a fondamentalement influencé le développement de M. Hill, en tant qu’écrivain.

De nombreuses années plus tard, après avoir lu le deuxième roman de M. Hill, M. Gutteridge lui a écrit pour lui dire à quel point il était impressionné, que c’était un excellent roman et qu’il était ravi de voir l’accueil que les lecteurs lui avaient fait. Ils ont échangé quelques lettres puis, en décembre 2000, ils ont déjeuné ensemble. Plus tard, ils se sont croisés à Londres, lorsque M. Hill s’y est rendu pour rencontrer la reine.

M. Gutteridge a lui-même le souci du détail d’un romancier et une mémoire ­phénoménale.

«M. Hill s’adonne à la course quotidiennement par plaisir et pour garder un esprit sain dans un corps sain.

«Il faisait tout à la course, affirme M. Gutteridge. Son agenda était toujours trop rempli et il n’avait pas sitôt fini une chose qu’il en entreprenait une autre.»

Il se souvient de M. Hill comme d’un jeune homme attentionné, qui tenait compte des sentiments des autres et qui réfléchissait longuement avant de parler ou d’agir.

«C’était un drôle de mélange, ajoute M. Gutteridge. D’un côté, il faisait tout à toute vitesse, mais de l’autre, il ­analysait avec soin chaque détail de sa vie et chaque question qu’il allait poser. Il était très exigeant envers lui-même; vous ne pouvez pas savoir à quel point.»

En classe, M. Hill était «extrêmement attentif. Il se rappelait de tout ce qu’il entendait, mais semblait en même temps un peu tendu, comme s’il en avait trop à assimiler. C’était un programme accéléré et présenté de manière élaborée, explique M. Gutteridge.

«J’avais l’impression qu’il s’était donné une mission, qu’il a accomplie par l’écriture, souligne-t-il.

«L’écriture est un travail solitaire. Les garçons, en particulier, ont tendance à ne pas vouloir dire qu’ils écrivent», soutient M. Gutteridge. Il dit avoir toujours essayé de trouver un moyen de tirer le meilleur des enfants et de les aider à vaincre leurs inhibitions pour qu’ils se sentent à l’aise d’écrire.

«M. Hill a un sens de l’observation peu commun. Il enregistrait tout, tout le temps et je crois que cela a quelque chose à voir avec le succès de ses livres. Il s’efforce toujours d’observer et d’écouter pour alimenter ses réflexions et élargir ses horizons.

Il était actif, confiant, motivé et étonnamment agressif, mais toujours poli.

«Si quelque chose le tracassait, il vous le disait, mais avec beaucoup de courtoisie, poursuit M. Gutteridge. Je me souviens de lui surtout comme d’un ado de 17 ans plutôt vulnérable, qui se plaçait dans des situations où sa vulnérabilité pouvait être attaquée, mais il était toujours fort.»

M. Hill est reconnaissant des encouragements que M. Gutteridge lui a prodigués. Il dit qu’il faut des années de travail acharné et de révisions pour qu’un romancier atteigne son plein potentiel.

«Il faut trouver un moyen d’encourager les enfants, alors qu’ils écrivent encore des textes qui sont franchement ordinaires, explique M. Hill. Il faut croire en eux et en leur potentiel. Sachant que je n’écrivais probablement pas très bien, c’est à la fois réconfortant et touchant de voir où ces encouragements m’ont amené.

«Si vous traitez un enfant avec respect et l’encouragez, il vous portera dans son cœur toute sa vie. L’enseignement joue un rôle vital dans la société. Pourtant, au Canada, on y accorde si peu de valeur et d’importance, soutient M. Hill. L’enseignement permet de faire un bien phénoménal.»

Imaginez.