Enseigner sans écoles

Haïti après le séisme

de Jessica Leeder

Par une chaleur accablante de juin, France Saint Jeune décide d’inscrire son fils au jardin d’enfants. Père et fils accomplissent les formalités assignées : Georgie dessine au crayon quelques esquisses de maisons, et M. Saint Jeune remplit des documents officiels.

Debout, ils s’attardent un moment à côté de leur motocyclette stationnée près de la cour d’école. À la place du terrain de jeux de l’école des grands s’étend maintenant un vaste labyrinthe de classes en plein air où sont assis suffisamment d’élèves pour remplir quatre bâtiments. Ces classes de fortune sont meublées de pupitres en bois et de tableaux posés sur des bâtons, et sont divisées par des bouts de corde. Les salles, à l’ombre de bâches multico­lores en plastique, ne possèdent aucun mur pour étouffer la voix des enseignantes et enseignants qui tentent de retenir l’attention des élèves malgré la chaleur de cette fin d’après-midi. Les élèves de la dernière classe de la journée jasent en faisant la queue, seaux et bols de plastique en main, attendant la cuillerée de riz cuit qui est censée apaiser leur faim.

À peine une heure avant le son de la cloche, de petits groupes d’élèves du primaire commencent à sortir de la salle de classe en riant. Ils se courent après le long du chemin pavé qui mène aux ruines du bâtiment principal de l’école. Les jolis rubans noués dans les cheveux des filles flottent dans le vent comme des serpentins de fête.

«Après le tremblement de terre, quand l’école a rouvert ses portes, les enfants ont été visiblement soulagés du stress dont ils souffraient», affirme M. Saint Jeune, agent de police nationale et résident de Jacmel qui doit faire trois heures de trajet tous les jours pour se rendre à Port-au-Prince. Il tolère cet horaire exténuant surtout parce que ce poste lui permet de payer les frais de scolarité de Georgie et de ses deux aînés. Cependant, depuis le tremblement de terre, il se demande si l’éducation en vaut vraiment la peine.

«Depuis le sinistre, les enfants n’obtiennent plus de bonnes notes, déclare-t-il. Haïti est un pays meurtri. Compte tenu des conditions dans lesquelles nous vivons, il est inconcevable de laisser nos enfants désœuvrés.»

Le séisme

Le soir du 12 janvier, un tremblement de terre d’une magnitude de 7 sur l’échelle de Richter a coûté la vie à plus de 200 000 personnes en quelque 35 secondes et a anéanti de vastes régions du sud d’Haïti, un des pays les plus pauvres du monde. Selon les statistiques du gouvernement haïtien, plus de deux millions de personnes ont été touchées. Les trois quarts d’entre elles vivent à l’heure actuelle dans des camps pour résidents déplacés, établis plus ou moins autour des villes principales frappées par le séisme : Port-au-Prince, Léogâne, Jacmel, Gonaïves, Petit-Goâve et Grand-Goâve.

L’épicentre se trouvait à 25 kilomètres à peine à l’ouest de Port-au-Prince. La plupart des bâtiments du gouvernement se sont effondrés, y compris le palais présidentiel, l’édifice de l’Assemblée nationale et la prison centrale. Les bureaux principaux de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti se sont également écroulés, tuant le chef de la mission et plusieurs employés.

Le tranbleman tè (tremblement de terre en créole) a également détruit une grande portion du secteur de l’éducation. Selon les statistiques compilées par le ministère de l’Éducation d’Haïti, près de 5 000 écoles primaires et secondaires ont été détruites ou sérieusement endommagées. Environ 38 000 élèves sont morts ainsi que 1 300 pédagogues et membres du personnel de soutien.

Malgré la destruction massive, les chefs de communauté partout au pays étaient du même avis que M. Saint Jeune : les enfants d’Haïti devaient retourner à l’école le plus tôt possible.

Organiser la rentrée des classes dans les premiers mois suivant le tremblement de terre a posé un énorme défi. En raison de l’ampleur de la destruction, des camps avaient déjà été érigés dans les cours d’école et sur les terrains de soccer pour abriter les personnes sans domicile. La situation est d’autant plus compliquée que, bien avant le sinistre, le système d’éducation d’Haïti était chaotique et en mal de réformes.

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Une salle de classe en plein air de l’école Marie Reine Immaculée à Jacmel

En Haïti, de 80 à 90 pour cent des écoles sont financées par le secteur privé : certaines par des missions catholiques ou d’autres organismes religieux de bonne réputation; d’autres subsistent grâce à l’intervention d’investisseurs particuliers qui considèrent l’éducation comme une entreprise commerciale. Les enseignantes et enseignants d’Haïti ne sont pas obligés d’être agréés ni de suivre une formation professionnelle. Nombre d’entre eux exercent ce rôle sans même avoir terminé leurs études secondaires.

«En général, les écoles de Port-au-Prince représentent un commerce», affirme Kimberley Gringhuis, EAO, une enseignante de l’Ontario qui est en congé autorisé du Toronto District School Board depuis le mois de septembre 2009 pour occuper le poste de directrice à l’école chrétienne Adoration. Grâce aux dons des Canadiens, les 120 élèves de la petite école primaire n’ont aucuns frais de scolarité à payer. Mme Gringhuis, qui possède six ans d’expérience en enseignement, a travaillé en Haïti à plusieurs reprises depuis 2005.

«Le gouvernement ne fait pratiquement rien pour ses habitants. Il est difficile de jeter le blâme sur ceux qui tirent profit de l’école, souligne-t-elle. Quand un gouvernement ne se préoccupe pas de sa population, il faut s’y attendre.»

Les enfants d’Haïti devaient retourner à l’école le plus tôt possible.  

En Haïti, la qualité de l’éducation varie énormément d’une école à l’autre, et même d’une classe à l’autre. Les écoles financées par le gouvernement ont elles-mêmes la réputation de manquer de fournitures et de fonds. Les écoles sont toujours à court d’argent avant la fin de l’année scolaire et se trouvent dans l’impossibilité de verser tout le salaire du personnel enseignant. La plupart des écoles ne procurent ni livres ni matériels pédagogiques, et encore moins d’ordinateurs ou de programmes d’études. Les enseignants basent leurs leçons sur des manuels. On s’attend à ce que les élèves mémorisent la matière enseignée en classe, mais peu d’efforts sont déployés pour en assurer la compréhension.

«En Haïti, les manuels scolaires ne reflètent pas l’actualité : ils sont désuets», déclare Evenz Gracia, enseignant à la même école que Mme Gringhuis à Port-au-Prince depuis neuf ans. Il est d’avis que l’ampleur de la destruction témoigne de l’insuffisance du système d’éducation en Haïti.

«Le manque de connaissances en construction a coûté beaucoup de vies», ajoute-t-il. L’absence d’un code du bâtiment et des défauts de construction majeurs ont contribué à l’effondrement des immeubles.

Comme d’autres, M. Gracia espère que le manque d’intérêt du gouvernement à l’égard de l’éducation fera volte-face à la suite du tremblement de terre, la grande étendue des dommages forçant la main à une révision complète du système d’éducation.

«Le gouvernement devrait au moins investir dans les écoles. Seule une vraie éducation nationale peut permettre à chaque Haïtien d’être responsable de l’avenir, explique M. Gracia, soulignant qu’une éducation plus solide et plus accessible est essentielle à la remise à neuf de son pays. Sinon, Haïti ne réussira pas à s’en sortir, et la situation du pays continuera de se détériorer.»

Le bilan

Sur un lot de terre rouge dénudé s’est installée l’école Marie Reine Immaculée, un établissement catholique pour filles situé dans la banlieue de Jacmel. Ce n’est qu’au moment de la récréation que la vie semble reprendre son cours.

Pendant la courte pause dont les 400 élèves de l’école profitent avant que sœur Mary Christine ne sonne la cloche annonçant le retour en classe, des filles en uniforme, âgées de 5 à 13 ans, sautent à la corde, filent entre les bâches qui les abritent du soleil durant les cours et sirotent du jus en boîte, insoucieuses du soleil ardent.

Au son de la cloche, les filles font la queue comme elles avaient l’habitude de le faire à leur ancienne école, un bâtiment historique au cœur de Jacmel. Elles se dirigent deux par deux vers les salles de classe en plein air où les enseignants tentent de relever le défi de l’heure : achever l’année scolaire tout en tenant compte de la nouvelle fragilité psychologique de leurs protégées.

«Depuis le 12 janvier, les enfants ne sont plus les mêmes, explique sœur Mary Christine, directrice de l’école. Le séisme les a traumatisés; nous avons entrepris une thérapie collective et discuté avec chacun d’eux de ce que le tremblement de terre leur a appris. Nous avons chanté et joué avec eux, et commencé petit à petit à reprendre le travail scolaire.»

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Sœur Mary Christine, directrice de l’école Marie Reine Immaculée, une école catholique pour filles de Jacmel, devant les restes de son école. Le bâtiment a été abandonné et les cours se donnent temporairement dans des structures couvertes, dans un champ, à l’autre bout de la ville.

Avant de retourner à leurs écoles respectives (les écoles situées à Jacmel ont repris leurs activités à partir de la mi-mars, environ deux semaines avant celles de Port-au-Prince et des autres zones fortement ébranlées), plusieurs centaines d’enseignantes et d’enseignants ont suivi des séances de formation à la sensibilité et à la psychologie, sous la protection d’organismes humanitaires non gouvernementaux et du ministère de l’Éducation.

Nicolas Derenssaint, pasteur et chef des classes de jardin d’enfants à la 12e année au collège adventiste de Cayes-Jacmel, a appris comment répondre aux besoins spéciaux d’un de ses jeunes élèves dont le jumeau est mort dans l’effondrement causé par le tremblement de terre. «Je lui porte une attention spéciale, je joue avec lui. Nous parlons d’autres choses pour l’aider à surmonter son traumatisme.»

Le pasteur a également retenu des informations intéressantes sur la séismologie, des renseignements que lui-même et les autres pédagogues ont souvent répétés dans la salle de classe pour calmer les élèves encore nerveux. Peu après le retour en classe, les leçons se sont avérées de toute évidence une forme de thérapie pour les nombreux élèves dont la vie avait été bouleversée. En fin de journée, plusieurs enfants ont supplié leurs enseignants de les garder à l’école, car ils ne voulaient pas retourner à leur camp de tentes.

«Certains élèves sont passés de la vie de famille à la vie de camp, souligne sœur Mary Christine. Nous sommes surpris de constater la vitesse à laquelle ils récupèrent leur éthique du travail. Ils ont fait un progrès énorme.»

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Des élèves chantent dans une salle de classe temporaire de l’école Frère Clément de Jacmel. Les structures en bois, financées par le groupe de développement Plan International, sont à l’épreuve des séismes et des ouragans, et peuvent résister une vingtaine d’années.

Ce résultat est évident dans les bulletins scolaires distribués en avril et en mai. Certains élèves éprouvent toutefois beaucoup de difficultés en classe. Selon sœur Mary Christine, les problèmes de mémoire représentent le plus grand obstacle. L’orthographe de certains mots ou les leçons apprises par cœur ne viennent plus facilement à l’esprit des jeunes élèves. Elle est convaincue que bon nombre d’élèves sont traumatisés.

Pour d’autres, les problèmes en classe sont associés à la faim. En avril, afin de stimuler l’économie et d’encourager les personnes déplacées à travailler plutôt qu’à attendre qu’on leur fasse l’aumône, le gouvernement haïtien a mis un frein aux dons de nourriture du Programme alimentaire mondial. Seuls les dons faits aux écoles ont continué, car ils permettent de procurer aux enfants un repas de riz par jour. La transition pèse lourdement sur les familles, principalement sur celles qui ont perdu leur logis et la plupart de leurs biens, et qui se cherchent toujours un abri.

Plusieurs écoles utilisent des lotissements situés à l’extérieur de la ville, sans électricité ni installations pour la cuisine. «Un grand nombre d’enfants endurent la faim», souligne sœur Mary Christine, qui a cherché de fond en comble pour obtenir le site temporaire occupé par son école en banlieue de Jacmel, un lot vide inondé à la moindre pluie. L’absence d’une cuisine où apprêter les aliments fournis aux écoles par le Programme alimentaire mondial cause du souci à la directrice. «Les enfants en ont besoin, dit-elle, à propos du repas. S’ils ne mangent pas le matin, ils sont incapables de suivre en classe. Ils s’endorment.»

La construction d’écoles temporaires

Par contre, tant les membres de l’administration que du personnel enseignant n’ont pas fermé l’œil depuis que les écoles ont de nouveau ouvert leurs portes. Un décret gouvernemental ordonnant que les classes ne se déroulent pas dans ou près d’un bâtiment en béton, qu’il soit endommagé ou non, complique la situation. Dans plus d’un cas, de petits terrains de jeux ont dû être transformés en salles de classe en plein air sous des bâches; en cas de pluie ou de chaleur extrême, les conditions des lieux gênent le travail des pédagogues. Ceux qui manquent d’espace – et ils sont nombreux – font concurrence aux organismes chargés des abris pour obtenir un lopin de terre. La majorité des terrains étant toujours enfouis sous les décombres, la rivalité est féroce et l’opération coûteuse.

Les leçons se sont avérées une forme de thérapie pour les nombreux élèves dont la vie avait été bouleversée.   

«Il n’existe plus un seul coin de terrain libre aux alentours des écoles; il faut se serrer les coudes», annonce Damien Queally, directeur des programmes d’urgence pour le plan Haïti, à propos de l’école temporaire que son organisme cherche à construire.

«Personne ne peut aménager un espace où l’établir, dit-il. Un vaste champ n’apparaîtra pas en plein milieu de la ville comme par miracle.»

Les directions d’école sont au courant du problème depuis longtemps. Certaines ont réussi à négocier des baux temporaires avec les propriétaires afin d’occuper le terrain jusqu’à la fin de l’année scolaire. Les frais de location grugent toutefois leurs budgets d’exploitation. Sœur Mary Christine, par exemple, a réservé l’emplacement de son école jusqu’en août, soit à la date finale du prolongement de l’année scolaire. Elle ignore comment elle pourra recueillir les fonds nécessaires à la location ou à l’achat d’un site pour la reconstruction de l’école, à temps pour la rentrée de septembre.

Dans des écoles rurales isolées des régions monta­gneuses et secouées par le tremblement de terre, certaines directions ont décidé de ne pas tenir compte du règlement contre l’utilisation de bâtiments en béton et de permettre aux élèves d’occuper les salles de classe non endommagées. Pierre Louis Christnord, directeur de l’école nationale de Colin à La Montagne, située à une heure à l’ouest de Jacmel, avoue qu’il a commencé à utiliser les anciennes salles de classe à la suite d’une protestation lancée par les élèves de l’école secondaire. Ils ont jeté des pierres sur le toit de tôle ondulée de l’école pendant une classe en plein air menée dans une chaleur écrasante sous plusieurs épaisseurs de bâches.

Directrice de l’école rurale semi-privée St-Joseph à Côtes-de-Fer, sœur Annouse Piquion n’a pas eu le même choix. Accessible seulement par un réseau de routes boueuses et rocailleuses capables de déchirer les pneus au point où il est préférable de voyager en vélomoteur ou à dos de mule, son école de 500 élèves a été complètement détruite. En raison de son emplacement éloigné, les secours des organismes humanitaires ne se sont traduits qu’en quelques bâches.

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C’est l’heure du repas à l’école Frère Clément de Jacmel. La portion de riz, donnée par le Programme alimentaire mondial des Nations Unies, est la bienvenue.

Depuis janvier, elle paye les équipes de démolition et achète des poteaux de bois pour dresser les nouvelles classes avec les salaires des enseignantes et enseignants, soit 2 500 gourdes haïtiennes ou 65 $ par mois. Elle s’inquiète du sort de l’année scolaire en cours, compte tenu de l’insuffisance des ressources financières. Les communiqués annonçant que des écoles d’autres régions ont fermé leurs portes en raison d’un manque de fonds découragent les plus optimistes; le 7 juin, 32 des 35 écoles privées de la commune de Coq Chante de Jacmel ont fermé leurs classes pour la même raison.

 «Nous faisons face à une impasse. D’habitude, l’année scolaire se termine en juin; cette fois-ci, elle prendra fin en août», explique sœur Piquion. Elle soupèse constamment le pour et le contre : est-il plus avantageux d’utiliser son modeste budget pour garder les classes ouvertes ou pour bâtir de nouvelles écoles?

«Notre priorité est l’enseignement des leçons, dit-elle. Mais nous avons besoin de locaux pour le faire. Voilà pourquoi nous désirons reconstruire l’école.»

Les gestionnaires responsables de l’école de Kimberley Gringhuis à Port-au-Prince ont fait un choix semblable. Tandis que d’autres écoles de la ville ont repris les classes en mars, ils ont préféré investir temps et efforts à la construction de leur nouvelle école. Érigée près de l’aéroport international où de petits abris de bois font office de salles de classe, elle a ouvert ses portes au début de juin.

Depuis lors, les élèves semblent moins préoccupés par le tremblement de terre et se consacrent plus à leurs études.

«Ils sont plus réceptifs : ils demandent à apprendre davantage dans mes classes», conclut M. Gracia. Encouragé par leur enthousiasme, il a décidé de monter la barre de son enseignement. «Je discute davantage des sujets d’actualité, du tremblement de terre, du gouvernement, du besoin de s’entraider. Je leur explique que le geste le plus important qu’ils puissent poser pour Haïti est de faire leurs devoirs. Je veux aider les enfants à exploiter leur potentiel.»

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Un enseignant du collège de la Renaissance à La Montagne, près de Jacmel, donne un cours de mathématiques sous une bâche.