Degrassi : faire l’école à la nouvelle génération
Sur le plateau de Degrassi : la nouvelle génération,
les jeunes n’apprennent pas que leur texte.
de Leata Lekushoff
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«Coupez!» Au signal du réalisateur, les acteurs se
dirigent vers la classe de fortune où ils se replongent dans
leurs manuels scolaires.
«Nous essayons de suivre ce qui se passe à l’école,
raconte Miriam MacDonald, élève de 12e année qui
joue le rôle d’Emma dans Degrassi : la nouvelle génération.
Mais c’est très difficile de garder le rythme lorsqu’il faut travailler
onze heures par jour pendant une ou deux semaines.»
Le passage de la vie d’acteur au rôle d’élève n’est
pas toujours facile non plus. «C’est vraiment bizarre de passer
d’une scène très intense à son manuel de physique»,
explique-t-elle.
Les jeunes acteurs en ont plein les bras et n’ont d’autre choix que
de s’y faire. Cela fait partie de leur apprentissage. Heureusement, ils
ne sont pas seuls. Les parents, les tuteurs privés et les enseignants
de l’école d’attache des élèves unissent leurs efforts
pour les aider.
Les producteurs qui embauchent des jeunes acteurs pour un film ou une
série télévisée ont des responsabilités
envers leur éducation. Il est d’ailleurs interdit d’entraver l’éducation
des acteurs de moins de 18 ans, et l’Alliance des artistes canadiens
du cinéma, de la télévision et de la radio (ACTRA)
veille à ce que ces jeunes poursuivent leurs études le
plus normalement possible.
«Je ne crois pas que cela fonctionnerait sans les tuteurs»,
dit Carol Lewis, qui travaille à l’Ordre des enseignantes et des
enseignants de l’Ontario. Sa fille Andrea a maintenant terminé son
secondaire, mais elle incarne toujours Hazel dans la série. «C’est
un gros morceau de la vie des acteurs, surtout des plus jeunes.»
Stacey Farber joue le rôle d’Ellie et fréquente une école
privée lorsqu’elle n’est pas en tournage. Son père, Glen,
rétorque que les difficultés ne s’évaporent pas
même si les enfants sont plus âgés; ils savent seulement
mieux à quoi s’attendre, estime-t-il.
«Heureusement que Stacey est une bonne élève, parce
que 25 ou 30 cours de 12e année à rattraper, ce n’est pas
facile.»
Un effort concerté
Accompagnés de leurs parents, les élèves discutent
généralement à l’avance avec le personnel de leur école
de l’horaire de tournage et de ce qu’ils manqueront durant leur absence.
Les tuteurs privés rencontrent aussi les enseignants des acteurs
de manière à faciliter le retour des jeunes en classe normale.
«Je collabore étroitement avec les élèves
et leurs parents, ainsi qu’avec les écoles et les producteurs,
explique Barbara Slater, tutrice privée de Degrassi. C’est moi
qui aide ces jeunes quand ils manquent des cours.»
«Les études sont obligatoires; elles
aident les jeunes à garder les pieds sur terre, à ne
pas oublier entièrement l’école et à persévérer.»
L’horaire de tournage de Degrassi oblige les acteurs à manquer
le début de l’année scolaire – étape importante
d’adaptation aux nouveaux cours et enseignants, d’acquisition des notions
de base et d’établissement de nouvelles relations. Comme cette
série a un horaire et un calendrier de tournage assez fixes (deux
semaines de tournage, deux semaines de répit), il est possible
de planifier les travaux scolaires.
Selon Kathy Kacer, la mère de Jake Epstein, qui incarne Craig à l’écran,
il y a du pour et du contre. «Avoir un enseignant privé au
lieu de le partager avec 30 élèves, c’est très bien.
Le plus difficile, c’est de trouver l’équilibre entre l’école
et le travail d’acteur.»
La plupart des jeunes de Degrassi fréquentent une école
secondaire publique de Toronto; quelques-uns, une école privée.
Certains ont choisi une école dont le programme permet l’adaptation
aux activités extracurriculaires et où le personnel enseignant
est coopératif. Cela dit, bon nombre de ces jeunes sont des vétérans
du showbiz et ont acquis une indépendance impressionnante qui
leur permet de s’organiser.
«Il faut prendre ses responsabilités si l’on veut se faire
aider d’un tuteur durant le tournage, affirme Miriam MacDonald. Il faut être
organisé, savoir ce qu’il y a à faire chaque jour parce
qu’on dispose d’à peine deux heures, bien souvent interrompues.»
La majorité des ados de Degrassi ont leurs études à cœur
et prévoient se rendre à l’université ou au collège.
L’accès à des tuteurs privés les aide sans doute à cibler
ces objectifs à long terme.
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Barb Slater – «C’est moi qui aide
ces jeunes quand ils manquent des cours.»
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«Les jeunes ont de très longues journées de travail.
Il serait facile de laisser tomber les deux heures d’études lors
des pires journées, mais leurs tuteurs les rappellent à l’ordre,
souligne la mère de Miriam, Silvia Pauksens-MacDonald. Les études
sont obligatoires; elles aident les jeunes à garder les pieds
sur terre, à ne pas oublier entièrement l’école
et à persévérer.»
«La présence des tuteurs leur rappelle l’importance des études,
affirme Susie Waldman, mère de Jake Goldsbie, 11e année,
qui joue le rôle de Toby. Chez nous, l’école a toujours été la
priorité. Même les acteurs connus doivent terminer leurs études.»
Le désir de voir où leur carrière d’acteur pourra
les mener n’entrave pas pour autant leurs projets d’études. Ils
cumulent école et études depuis assez longtemps pour savoir
que les stars de la télé ne sont pas nécessairement éternelles.
Cette prise de conscience a une incidence directe sur l’importance accordée
aux études, dans un sens ou dans l’autre.
«J’ai toute ma vie pour étudier, soutient Cassie Steele,
10e année, qui interprète Manny. Je peux aller à l’école
ou au collège n’importe quand, mais je ne pourrai peut-être
pas faire ce travail éternellement.»
L’école du plateau
Selon les règles de l’ACTRA, les tuteurs doivent être des
enseignants certifiés. Tous les plateaux de tournage où évoluent
des jeunes acteurs ont aussi un endroit réservé à l’étude.
Toutefois, le milieu et les méthodes d’apprentissage diffèrent
grandement de la norme.
«L’équipe de Degrassi est très chanceuse, estime
Barbara Slater. Les jeunes sont nombreux, et l’édifice où nous
tournons est une ancienne école. J’ai donc une vraie classe à l’étage,
avec des pupitres et un ordinateur. C’est super d’avoir un endroit permanent.»
Qu’importe l’heure ou l’endroit du tournage, les tuteurs sont toujours
là : en bateau, au zoo, dans une maison, à la ferme, dans
la forêt – ou même en pleine nuit, sur les îles de Toronto,
dans une baignoire...
«J’ai enseigné dans un placard et sous la tente dans un
trou perdu», raconte Laurel Bresnahan, ancienne enseignante devenue
tutrice.
«Il est impossible de faire ce travail et
de conserver un emploi à plein temps. Il arrive que l’on
ne commence pas à tourner avant minuit.»
C’est elle aussi qui dirige Laurelwood Productions – une entreprise
qui aide les maisons de production à trouver de bons enseignants.
La première qualité d’un tuteur, dit-elle, c’est la souplesse
:
«Il est impossible de faire ce travail et de conserver un emploi à plein
temps. Il arrive que l’on ne commence pas à tourner avant minuit.»
La diversité des lieux de tournage se prête en outre à toutes
sortes d’«excursions» éducatives.
«Si nous tournons au zoo, nous préparons des activités
sur les animaux adaptées à l’âge des enfants, explique
Mme Bresnahan. En forêt, nous cherchons des insectes sous les arbres
morts.
«Nous profitons aussi des équipes techniques qui gravitent
autour des acteurs. L’équipe des effets spéciaux a souvent
du CO2, et les menuisiers aident les jeunes à réaliser
des projets de menuiserie. Nous avons des électriciens et des
peintres de décors; nous avons accès à des spécialistes
au sommet de leur profession. Ces gens-là sont des ressources
inestimables pour des projets d’histoire et de langue. Nous exploitons
toutes les possibilités et tous les moyens à notre disposition.»
Aux yeux de l’enseignant débordé, le ratio d’un pour cinq
tient du rêve. Et puisque les acteurs jouent à différents
moments de la journée, les tuteurs peuvent souvent faire de l’enseignement
individuel, ce qui facilite grandement la résolution des difficultés
d’apprentissage.
Le juste équilibre
Même si les spécialistes d’anglais et de théâtre
sont les enseignants les plus intéressés à travailler
dans ce milieu, Mme Bresnahan souligne que, comme ailleurs, la demande
est la plus forte en mathématiques, en sciences et en français.
«La plupart de nos élèves sont au secondaire, précise-t-elle.
Nous n’avons pas vraiment besoin de littéraires ni de gens de
théâtre, car les jeunes sont très forts dans ces
matières de par leur travail.»
Les jeunes et Mme Bresnahan s’entendent sur le fait que ce n’est pas
un emploi pour les tuteurs très traditionnels ou autoritaires.
«Ces élèves sont des acteurs professionnels; ce
n’est pas du tout le contexte d’une classe conventionnelle, où la
relation enseignant-élève est bien établie»,
explique Mme Bresnahan.
«Sur le plateau, on nous traite sur un pied d’égalité;
c’est ce qui rend le milieu de travail si intéressant, dit Jake
Goldsbie. Je n’ai donc pas beaucoup apprécié les tuteurs
qui nous traitaient comme des enfants d’école.
«D’autres, comme Anna Gottlieb, nous respectent entièrement
et ne s’adressent pas à nous comme le font les enseignants.»
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Laurel Bresnahan dirige Laurelwood Productions,
une entreprise qui aide les maisons de production à trouver
de bons tuteurs
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Il faut trouver le juste équilibre, estime Laurel Bresnahan.
Il ne s’agit pas de traiter nécessairement les élèves
comme des pairs, mais il faut tenir compte de la différence lorsque
l’on travaille avec de jeunes professionnels.
Ces jeunes doivent produire sous pression et sont généralement
bien payés pour le faire. La transition entre les responsabilités
professionnelles et les études est assez difficile en soi, les
jeunes n’ont nul besoin de condescendance.
Bon nombre de tuteurs s’efforcent de créer une ambiance décontractée.
Un coin tranquille pour étudier permet aux élèves
qui doivent demeurer disponibles de se détendre. Il arrive tout
de même que le va-et-vient, la présence simultanée
de tous les élèves et un cadre d’apprentissage non traditionnel
(les élèves lisent parfois avec leur baladeur sur les oreilles)
soient propices aux distractions, et l’on se demande parfois s’ils apprennent
vraiment.
«C’est assez décontracté, vous savez, admet Mme Waldman. Au début, je trouvais que ce n’était pas assez
structuré, mais bon, ce sont peut-être mes instincts de
mère organisée...»
Faites vite et attendez
Sur le plateau, chaque minute compte et les imprévus abondent.
Des productions aux horaires hyper chargés ne se prêtent
pas à la «prise en main» des élèves.
«Il faut apprendre à diviser le travail en segments de
20 minutes, explique Mme Bresnahan. On ne peut tout couvrir en une seule
fois, il faut le faire par tranches.»
À la télé ou au cinéma, le temps, c’est
de l’argent. Pour survivre dans ce milieu, les tuteurs doivent avoir
une grande facilité d’adaptation. La période de transition
au début de l’année où les enseignants et les élèves
apprennent à se connaître n’existe tout simplement pas.
«Les styles d’apprentissage sont nombreux, et nous avons à peu
près une minute pour découvrir celui de nos élèves,
dit Mme Bresnahan. Si je vois qu’un élève ne comprend pas,
je dois changer de stratégie très rapidement : faire un
dessin, un schéma, utiliser tout ce que j’ai sous la main.»
«Nos ressources sont souvent limitées, ajoute Mme Slater.
Si un élève arrive avec un roman que je ne connais pas,
je dois le feuilleter en vitesse pendant qu’il travaille.»
«C’est assez décontracté,
vous savez. Au début, je trouvais que ce n’était
pas assez structuré, mais bon, ce sont peut-être mes instincts
de mère.»
Les tuteurs doivent pouvoir s’adapter facilement. Ils travaillent quand
les jeunes sont libres, ce qui est parfois difficile pour les gens habitués
au milieu scolaire, où c’est l’inverse.
La disponibilité des élèves dépend de l’horaire
de tournage, tout comme la longueur des leçons, qui durent de
30 minutes à deux heures (rarement). Et les tuteurs doivent parfois
improviser. «Quand nous avons tourné Sixth Grade Alien (le
martien de 6e année), Brian Hooey, qui joue aussi dans Degrassi,
portait un maquillage violet. Le moment du maquillage était sa
seule période de répit de la journée. Bien souvent,
on lui lisait un manuel d’histoire ou d’autres textes du genre pendant
qu’il se faisait maquiller», raconte Mme Bresnahan.
Gloire et célébrité
La hiérarchie des plateaux de tournage n’est pas à l’avantage
des enseignants.
«Si vous envisagez ce travail parce que vous pensez qu’il serait
amusant de voir ces jeunes stars à l’œuvre, vous êtes aussi
bien de les regarder filmer dans la rue. Il faut avoir le goût
d’enseigner, prévient Mme Bresnahan.
«Les tuteurs ne peuvent décider de voir telle matière à tel
moment, comme ils le feraient en milieu scolaire. Ça ne marche
tout simplement pas.»
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Miriam MacDonald (Emma) et Jake Goldsbie (Toby) étudient
avec leur tutrice Barb Slater, tandis que Cassie Steele (Manny)
se détend entre deux prises de vue sur le plateau de Degrassi :
la nouvelle génération
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Ce n’est donc pas un travail qui convient à tout le monde, et
le salaire n’est pas fantastique. «Un enseignant peut se faire
un bon salaire en cinq ou six heures de suppléance, tandis que
chez nous, la journée de travail dure dix heures», avertit
Mme Bresnahan. On n’enseigne pas activement tout le temps, mais la journée
est quand même deux fois plus longue.
«Ce n’est pas du tout comme travailler pour un conseil scolaire;
on ne sait jamais combien on sera payé ni à quel moment»,
ajoute-t-elle. La morosité actuelle d’un marché jadis florissant
déjà qualifié d’Hollywood Nord, ne fait qu’empirer
les choses. Ce genre d’emploi semble convenir aux gens qui ont un revenu
d’appoint.
Côté personnalité, la souplesse est primordiale. «J’apprends
seulement la veille à quelle heure un tuteur va commencer, admet
Mme Bresnahan. Il faut être un peu aventureux et être prêt à sauter
dans sa voiture à tout moment.»
«L’équipe de Degrassi est
très chanceuse. J’ai une vraie classe à l’étage,
avec des pupitres et un ordinateur.»
Alors pourquoi faire ce travail?
«J’apprécie la variété, dit Barbara Slater.
J’aime que chaque jour soit différent et je ne déteste
pas enseigner toutes les matières. Les tuteurs d’acteurs enseignent
vraiment du jardin d’enfants à la 12e année.»
Bien des enseignants qui viennent la voir cherchent un milieu moins
stressant qu’une classe ordinaire. «Ils n’en peuvent plus de toutes
les exigences et de la bureaucratie», dit Mme Bresnahan.
Certains font autre chose dans la vie et savent qu’ils peuvent refuser
un contrat qui interférerait avec une autre activité, sans
pour autant se faire rayer de la liste.
Pour les jeunes
«De toute évidence, rien n’équivaut à suivre
un cours dans une classe avec un enseignant, explique Mme Farber. En
ce sens, le tutorat ne peut rivaliser avec l’école.»
Toutefois, les tuteurs sont essentiels si les élèves s’absentent
de l’école.
Même s’il est parfois difficile de reprendre le fil, les besoins
de chaque élève priment. Les tuteurs font des activités
de toutes sortes selon le temps dont ils disposent avec un élève : mini-test en vue d’un examen, discussion sur des sujets de dissertation,
etc. Ils donnent rarement une leçon entière; ils comblent
plutôt les lacunes et tentent d’aplanir les difficultés.
Et ça fonctionne.
«Les années passées, j’éprouvais beaucoup
de difficulté en mathématiques et en sciences, raconte
Jake Epstein, maintenant en 12e année. C’est
vraiment grâce
aux tuteurs que j’ai compris ces matières et réussi
mes cours.»
Le pour, le contre et l’inoubliable
Le grand intérêt d’une classe mobile, c’est qu’elle nous
permet de profiter d’un grand nombre d’occasions qui ne se présentent
pas dans une classe ordinaire.
Nous avons enseigné toutes sortes de choses même à des
jeunes qui portaient d’étranges maquillages restreignant leurs
mouvements; il s’agit d’aller vers eux.
- Laurel Bresnahan
Tutrice et conseillère scolaire
Laurelwood Productions
Mes meilleures séances de tutorat ont eu lieu à 4 h du
matin. Quand on tournait la nuit, par exemple pour le film Mom’s
Got a Date with a Vampire, il fallait étudier à des heures
impossibles. Tout le monde avait plutôt envie d’aller se coucher.
- Jake Epstein (Craig)
Dernièrement, l’équipe de Degrassi a tourné dans
le coin de Scarborough, sur une plage. Nous étions tous en maillot
de bain, il faisait froid et il pleuvait. Il a fallu planter une tente
dans le sable pour ne pas mouiller nos livres. C’était vraiment
bizarre comme situation. Nous aurions tous voulu laisser tomber l’école
ce jour-là... Mais ce ne sont pas les règles du jeu.
- Andrea Lewis (Hazel)
Dans un film à suspense que j’ai terminé en juin dernier
(Dark Water), deux fillettes tournaient une scène dans une baignoire.
C’était plus facile de leur enseigner là, sans les sortir
de l’eau. Comme c’était des élèves de 1re et de
2e année, nous avons fait toutes les expériences du programme
de sciences où l’on a besoin de faire flotter ou couler quelque
chose.
- Laurel Bresnahan
Tout a commencÉ À l’École
Degrassi est le fruit d’un ardent désir d’aider et d’instruire
les jeunes. La productrice-créatrice Linda Schuyler a enseigné pendant
huit ans dans le réseau scolaire ontarien.
de Leata Lekushoff
Durant son passage à l’école secondaire publique Earl
Grey, à Toronto, elle a mis au point un cours de sensibilisation
aux médias pour ses élèves de 8e année. Ce
cours a changé sa vie.
«Je cherchais désespérément des ressources.
Des émissions que les jeunes pourraient décortiquer et
dont ils pourraient discuter, mais aussi des émissions conçues
spécialement pour eux, ce qui était très difficile à trouver.»
Elle déniche un jour le film The Summer
We Moved to Elm Street de l’Office national du film, l’histoire d’une fillette de neuf ans qui
raconte l’alcoolisme de son père et ses effets sur sa famille.
Durant la discussion qui suit la projection, Mme Schuyler ressent véritablement
l’effet produit par le film sur sa classe.
«Une des élèves est passée peu à peu
de la troisième à la première personne durant la
discussion. La transition s’est faite très subtilement, les autres élèves
n’ont rien remarqué. À la fin de la journée, je
l’ai fait venir à mon bureau. Je lui ai dit que j’avais remarqué à quel
point ce film avait eu l’air de la toucher. Elle a fondu en larmes et
m’a avoué qu’elle vivait exactement la même chose chez elle.»
L’enseignante dirige la jeune fille vers un spécialiste, et saisit
dès lors l’ampleur de ce qui vient de se passer. «Elle ne
se serait jamais confiée à moi sans ce film comme déclencheur.»
En cherchant du matériel intéressant pour les jeunes,
elle constate la maigreur des ressources. «Les productions visaient
surtout les enfants d’âge préscolaire et les adultes.»
Pendant huit ans, elle enseigne à des jeunes de 7e et 8e année,
une tranche d’âge qu’elle adore. Elle se prend toutefois à songer
qu’au lieu d’enseigner à ces jeunes en classe, elle pourrait peut-être
réaliser des films pour eux. «L’origine de Degrassi remonte à mes
années d’enseignement.»
Elle quitte l’enseignement en 1978, mais c’est une décision difficile.
«Je conserve de merveilleux souvenirs de mes années d’enseignement.
J’adorais mes élèves et le fait de travailler pour un conseil
scolaire. Je n’ai pas du tout quitté la profession par déception
ou désenchantement. J’aimais beaucoup mon emploi, mais j’avais
le sentiment qu’il fallait que j’essaie autre chose. J’ai toujours su
que je voudrais un jour faire le genre de travail qui a donné naissance à Degrassi.»
Mme Schuyler et son partenaire, Kit Hood (ex-vidéaste et acteur
dans son enfance), fondent alors Playing With Time. Ils produisent d’abord
des vidéos éducatives (surtout des documentaires) destinées
aux ados du premier cycle du secondaire.
L’année suivante, la CBC leur offre de financer en partie une
série de six épisodes d’après l’une de leurs productions
intitulée Ida Makes a Movie – l’adaptation d’une histoire de Kay
Chorao. Le produit final, The Kids of Degrassi (1979-1985), s’étale
non pas sur six épisodes, mais sur 20.
Destinée aux jeunes de 6 à 12 ans, l’émission mettait
en vedette les enfants de la rue Degrassi, un milieu culturellement et économiquement
diversifié de l’Est de Toronto.
Linda Schuyler et Kit Hood ont écrit quelques-uns des scénarios,
adaptés de situations réelles, et les ont tous réalisés
ensemble. Optant pour le réalisme brut, ils ont engagé des
jeunes sans expérience et ont tourné uniquement hors studio.
La série a pris fin lorsque les personnages ont terminé l’élémentaire.
La suite, Degrassi Junior High (1987-1989), est entrée en ondes
peu après, et certains acteurs de la première série
y sont revenus dans de nouveaux rôles.
«Elle se prend à songer qu’au lieu
d’enseigner à ces jeunes en classe, elle pourrait réaliser
des films pour eux.»
Inévitablement, la série et ses personnages ont poursuivi
leur cheminement et sont revenus dans Degrassi High (1989-1990), qui
a pris fin en 1991 après la diffusion d’un épisode spécial
de deux heures (Schools Out!).
Les classiques de Degrassi (comme Linda Schuyler prend plaisir à les
appeler) se démarquaient de la programmation télé de
l’époque. Leurs concepteurs s’efforçaient de démolir
les stéréotypes et d’aborder des sujets (la boulimie, l’avortement,
la grossesse précoce) que les autres évitaient. Pour Linda
Schuyler, le mandat éducatif était clair : aborder les
problèmes propres aux ados. Le succès des séries
illustre à quel point les téléspectateurs étaient
avides d’émissions de ce genre.
Dans les années 1990, à la barre de sa nouvelle entreprise,
Epitome Pictures, Mme Schuyler produit Liberty
Street (1994-1995) et
Riverdale (1997-1999), les premiers téléromans diffusés
aux heures de grande écoute produits au Canada anglais. En 2001,
elle retourne toutefois à ses anciennes amours et livre Degrassi
: la nouvelle génération.
«J’éprouvais une certaine nervosité à m’atteler à La
nouvelle génération compte tenu du succès éclatant
de la première série. Je me demandais s’il n’était
pas ridicule d’essayer de répéter ce tour de force. Mais
voilà que l’émission a conquis une toute nouvelle génération
de jeunes.»
La nouvelle génération relate la vie d’un groupe hétérogène
d’élèves qui fréquente la même bonne vieille école
Degrassi. À sa quatrième saison, la série compte
déjà onze épisodes de plus que sa prédécesseure,
elle a séduit la critique internationale et elle est distribuée à l’étranger.
Pour sa contribution à la programmation jeunesse, Linda Schuyler
a reçu d’innombrables récompenses, dont l’Ordre du Canada
en 1994.
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