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Décembre 1998

 

La remarquable
Edna Izzard


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Dans le numéro de juin 1998 de Pour parler profession, l’écrivain Farley Mowat nous parlait d’une enseignante remarquable qui l’a poussé à devenir écrivain. Un autre de ses anciens élèves, un colonel de l’Armée de l’air aujourd’hui à la retraite, nous dit que Mlle Edna Izzard était bien plus qu’une enseignante exceptionnelle qui eut beaucoup d’influence sur ses élèves. Il évoque le souvenir de celle qui fut à la fois amie et mentor.

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de Quintin Wight

C’est en 1948, fraîchement arrivé d’Écosse, que j’ai commencé à fréquenter la Richmond Hill District High School, à la fin de l’année scolaire. J’avais 13 ans et j’étais en 10e année. Mlle Izzard, qui enseignait l’anglais et l’allemand à l’époque, eut tôt fait de me trouver un talent pour les langues étrangères.

En Écosse, j’avais vécu pendant un an près d’un camp de prisonniers de guerre allemands, où le coiffeur, Gustav Knabe, chanteur d’opéra de Hambourg et descendant de la grande famille Knabe, fabricants de pianos, avait perdu son temps à m’apprendre à chanter. Sous sa gouverne, j’avais appris non pas à chanter juste, mais du moins à prononcer l’allemand à la perfection et à réciter Die Lorelei par cœur.

C’est ainsi que Mlle Izzard me prit pour modèle et me fit parader de classe en classe pour montrer aux élèves d’allemand comment prononcer le ü, le ö et le ä. Je voyais mal en quoi c’était utile, car le trac me faisait bafouiller, mais je persévérais avec elle jusqu’à ce que ce soit bien clair pour tout le monde.

Après ces leçons de prononciation, j’ai continué à suivre son cours d’allemand jusqu’en 13e année. Plus tard, je sus tirer profit de son enseignement à l’université, puis aux postes que j’ai occupés en Allemagne dans l’Armée de l’air. Mais déjà, elle s’intéressait non plus à mon accent allemand, mais à mon écriture.

Nous savions tous, il va sans dire, que Farley Mowat avait été l’un de ses élèves. Elle parlait de lui souvent, en évoquant ses méthodes de composition. Petit à petit, quand il s’agissait de mon travail, elle mentionnait son nom de plus en plus régulièrement.

UNE BASE SOLIDE

«Quintin, disait-elle, vous écrivez tout à fait comme Farley Mowat!» Mais cela n’était pas nécessairement un compliment. Elle aimait beaucoup M. Mowat, mais elle voyait dans son style un certain laisser-aller et beaucoup trop de grandiloquence. «Pour lui comme pour vous, écrire, c’est trop facile, ajoutait-elle. Ce qu’il vous faut, c’est un peu de discipline!» Une discipline qui fut difficile à acquérir.

Comme le mentionne Farley Mowat dans son article, Mlle Izzard avait pour valeurs fondamentales la discipline, l’intégrité et la moralité. Je me rappelle le jour où je lui ai dévoilé que je gagnais de l’argent de poche en rédigeant des dissertations pour des étudiants à l’université. Je tirais une certaine fierté, en tant qu’élève du secondaire, de pouvoir rédiger une composition de niveau universitaire pouvant mériter un «A», d’autant plus qu’elle portait sur une pièce de théâtre que j’avais lue en diagonale : Le Roi Lear.

Je croyais qu’elle serait enchantée, mais elle accueillit mon aveu avec consternation. Je n’ai pas eu droit à une leçon d’éthique, dont les rudiments, il est vrai, ne sont pas faciles à inculquer à un garçon de 17 ans, mais de toute évidence, Mlle Izzard était amèrement déçue. J’ai ressenti profondément et douloureusement sa réprobation. J’aurais préféré de loin me faire adresser des remontrances.

J’ai d’ailleurs constaté, à la fin de l’année universitaire, que mes efforts n’avaient servi à rien. L’un de mes clients, qui avait eu grâce à moi d’excellentes notes tout au long du trimestre, fut misérablement recalé à l’examen final.

UNE FORCE DE LA NATURE

Pour Mlle Izzard, la journée ne finissait pas à la fermeture de l’école, en fin d’après-midi. Elle invitait souvent des élèves à l’accompagner dans son vieux tacot, jusqu’au centre-ville de Toronto, pour assister à des événements marquants, comme la première du film Roméo et Juliette. Ces sorties mémorables étaient de véritables expéditions.

Des choses aussi terre-à-terre que les panneaux de signalisation et les droits de passage n’avaient pour elle aucune importance. Il faut dire qu’elle était myope, et qu’elle avait horreur de porter des lunettes au volant. Il lui arrivait régulièrement de se retrouver sur le terrain vague à l’angle du carrefour près de l’école, happée par une autre voiture en tournant sur la rue Yonge.

Un jour, je prenais place sur la banquette arrière de sa voiture avec deux autres élèves, en route vers un événement quelconque à Toronto, lorsqu’une autre voiture pilotée par une femme élégante nous doubla sans ménagement. «On ne me la fait pas!», lança Mlle Izzard, qui rattrapa la voiture au carrefour et la heurta assez fort pour faire tomber le chapeau de son adversaire. Celle-ci, hébétée, s’immobilisa assez longtemps pour permettre à Mlle Izzard de la dépasser et de reprendre tranquillement le chemin du théâtre.

Sévère et autoritaire, Mlle Izzard acceptait pourtant de discuter d’égal à égal avec ses élèves. J’entrepris un jour de contester son interprétation d’une phrase du monologue final de Roméo. «Je l’enseigne comme ça depuis des années, mais il me semble que vous avez raison», dit-elle après une demi-heure de débat. Pour elle, cet aveu n’avait rien de banal : elle annonça plus tard aux autres enseignants qu’un élève l’avait fait changer d’avis.

UNE INFLUENCE DÉCISIVE

J’ai obtenu mon diplôme en 1952, mais je n’ai pas échappé pour autant au regard de Mlle Izzard. Nous correspondions souvent, et après que l’Armée de l’air m’eut posté en Colombie-Britannique en 1957, elle m’envoyait des livres pour mes études universitaires. À mon mariage, en 1960, elle me donna un beau service à découper qui me semble refléter son point de vue sur la critique. À l’apogée de ma période artistique, je lui envoyai une de mes toiles. Avec le recul, on se rend compte que c’était l’œuvre d’un amateur, mais Mlle Izzard la laissa accrochée dans son salon jusqu’à sa mort.

Chaque fois que je revenais à Richmond Hill après une affectation de l’Armée de l’air, je tenais avant tout à rendre visite à Mlle Izzard, d’abord seul, puis avec mon épouse, et plus tard avec mes enfants. Mais ce privilège, il va sans dire, ne m’était pas réservé : après sa retraite, elle fut l’hôte d’un véritable cortège d’anciens élèves.

Avec elle, nous parlions d’un peu de tout : voyages, art, politique. Elle s’intéressait vraiment à ses élèves et prenait le rôle de confesseur, d’arbitre et même parfois de confidente. Une véritable aidante, comme on dit aujourd’hui.

Bien des années après mon départ de l’école, j’étais major au quartier général de la Force mobile à Saint-Hubert, au Québec. Un jour, mon supérieur immédiat, un lieutenant-colonel qui avait compté parmi mes camarades à la Richmond Hill District High School, vint dans mon bureau brandissant une copie d’un rapport que j’avais rédigé. «C’est très bien tourné, dit-il. Mlle Izzard serait bien contente!» On n’aurait pu m’adresser de plus beau compliment.

Quintin Wight, qui était directeur – Renseignement et sécurité (Automatisation) dans l’Armée de l’air, a pris sa retraite en 1990 et s’intéresse maintenant aux minéraux et à la photomicrographie. Il est l’auteur de The Complete Book of Micromounting, et le minéral «quintinite» a été baptisé en son honneur