En Écosse, javais vécu pendant un an près dun camp de prisonniers de
guerre allemands, où le coiffeur, Gustav Knabe, chanteur dopéra de Hambourg et
descendant de la grande famille Knabe, fabricants de pianos, avait perdu son temps à
mapprendre à chanter. Sous sa gouverne, javais appris non pas à chanter
juste, mais du moins à prononcer lallemand à la perfection et à réciter Die
Lorelei par cur.
Cest ainsi que Mlle Izzard me prit pour modèle et me fit parader de classe en
classe pour montrer aux élèves dallemand comment prononcer le ü, le ö et le ä.
Je voyais mal en quoi cétait utile, car le trac me faisait bafouiller, mais je
persévérais avec elle jusquà ce que ce soit bien clair pour tout le monde.
Après ces leçons de prononciation, jai continué à suivre son cours
dallemand jusquen 13e année. Plus tard, je sus tirer profit de son
enseignement à luniversité, puis aux postes que jai occupés en Allemagne
dans lArmée de lair. Mais déjà, elle sintéressait non plus à mon
accent allemand, mais à mon écriture.
Nous savions tous, il va sans dire, que Farley Mowat avait été lun de ses
élèves. Elle parlait de lui souvent, en évoquant ses méthodes de composition. Petit à
petit, quand il sagissait de mon travail, elle mentionnait son nom de plus en plus
régulièrement.
UNE BASE SOLIDE
«Quintin, disait-elle, vous écrivez tout à fait comme Farley Mowat!» Mais cela
nétait pas nécessairement un compliment. Elle aimait beaucoup M. Mowat, mais elle
voyait dans son style un certain laisser-aller et beaucoup trop de grandiloquence. «Pour
lui comme pour vous, écrire, cest trop facile, ajoutait-elle. Ce quil vous
faut, cest un peu de discipline!» Une discipline qui fut difficile à acquérir.
Comme le mentionne Farley Mowat dans son article, Mlle Izzard avait pour valeurs
fondamentales la discipline, lintégrité et la moralité. Je me rappelle le jour
où je lui ai dévoilé que je gagnais de largent de poche en rédigeant des
dissertations pour des étudiants à luniversité. Je tirais une certaine fierté,
en tant quélève du secondaire, de pouvoir rédiger une composition de niveau
universitaire pouvant mériter un «A», dautant plus quelle portait sur une
pièce de théâtre que javais lue en diagonale : Le Roi Lear.
Je croyais quelle serait enchantée, mais elle accueillit mon aveu avec
consternation. Je nai pas eu droit à une leçon déthique, dont les
rudiments, il est vrai, ne sont pas faciles à inculquer à un garçon de 17 ans, mais de
toute évidence, Mlle Izzard était amèrement déçue. Jai ressenti profondément
et douloureusement sa réprobation. Jaurais préféré de loin me faire adresser des
remontrances.
Jai dailleurs constaté, à la fin de lannée universitaire, que mes
efforts navaient servi à rien. Lun de mes clients, qui avait eu grâce à moi
dexcellentes notes tout au long du trimestre, fut misérablement recalé à
lexamen final.
UNE FORCE DE LA NATURE
Pour Mlle Izzard, la journée ne finissait pas à la fermeture de lécole, en fin
daprès-midi. Elle invitait souvent des élèves à laccompagner dans son
vieux tacot, jusquau centre-ville de Toronto, pour assister à des événements
marquants, comme la première du film Roméo et Juliette. Ces sorties mémorables étaient
de véritables expéditions.
Des choses aussi terre-à-terre que les panneaux de signalisation et les droits de
passage navaient pour elle aucune importance. Il faut dire quelle était
myope, et quelle avait horreur de porter des lunettes au volant. Il lui arrivait
régulièrement de se retrouver sur le terrain vague à langle du carrefour près de
lécole, happée par une autre voiture en tournant sur la rue Yonge.
Un jour, je prenais place sur la banquette arrière de sa voiture avec deux autres
élèves, en route vers un événement quelconque à Toronto, lorsquune autre
voiture pilotée par une femme élégante nous doubla sans ménagement. «On ne me la fait
pas!», lança Mlle Izzard, qui rattrapa la voiture au carrefour et la heurta assez
fort pour faire tomber le chapeau de son adversaire. Celle-ci, hébétée,
simmobilisa assez longtemps pour permettre à Mlle Izzard de la dépasser et de
reprendre tranquillement le chemin du théâtre.
Sévère et autoritaire, Mlle Izzard acceptait pourtant de discuter dégal à
égal avec ses élèves. Jentrepris un jour de contester son interprétation
dune phrase du monologue final de Roméo. «Je lenseigne comme ça depuis des
années, mais il me semble que vous avez raison», dit-elle après une demi-heure de
débat. Pour elle, cet aveu navait rien de banal : elle annonça plus tard aux
autres enseignants quun élève lavait fait changer davis.
UNE INFLUENCE DÉCISIVE
Jai obtenu mon diplôme en 1952, mais je nai pas échappé pour autant au
regard de Mlle Izzard. Nous correspondions souvent, et après que lArmée de
lair meut posté en Colombie-Britannique en 1957, elle menvoyait des
livres pour mes études universitaires. À mon mariage, en 1960, elle me donna un beau
service à découper qui me semble refléter son point de vue sur la critique. À
lapogée de ma période artistique, je lui envoyai une de mes toiles. Avec le recul,
on se rend compte que cétait luvre dun amateur, mais
Mlle Izzard la laissa accrochée dans son salon jusquà sa mort.
Chaque fois que je revenais à Richmond Hill après une affectation de lArmée de
lair, je tenais avant tout à rendre visite à Mlle Izzard, dabord seul,
puis avec mon épouse, et plus tard avec mes enfants. Mais ce privilège, il va sans dire,
ne métait pas réservé : après sa retraite, elle fut lhôte dun
véritable cortège danciens élèves.
Avec elle, nous parlions dun peu de tout : voyages, art, politique. Elle
sintéressait vraiment à ses élèves et prenait le rôle de confesseur,
darbitre et même parfois de confidente. Une véritable aidante, comme on dit
aujourdhui.
Bien des années après mon départ de lécole, jétais major au quartier
général de la Force mobile à Saint-Hubert, au Québec. Un jour, mon supérieur
immédiat, un lieutenant-colonel qui avait compté parmi mes camarades à la Richmond Hill
District High School, vint dans mon bureau brandissant une copie dun rapport que
javais rédigé. «Cest très bien tourné, dit-il. Mlle Izzard serait bien
contente!» On naurait pu madresser de plus beau compliment.
Quintin Wight, qui était directeur Renseignement et sécurité
(Automatisation) dans lArmée de lair, a pris sa retraite en 1990 et
sintéresse maintenant aux minéraux et à la photomicrographie. Il est
lauteur de The Complete Book of Micromounting, et le minéral «quintinite» a été
baptisé en son honneur