Juin 2000

L’enseignant remarquable d’Adrienne Clarkson était vraiment spécial. À 88 ans, il pouvait encore remplir un gymnase de 800 anciens élèves prêts à l’écouter lire un poème.

Des professeurs remarquables :

Adrienne Clarkson

«Mon école secondaire, Lister Collegiate à Ottawa, a célébré son 150e anniversaire voilà sept ou huit ans», dit Adrienne Clarkson. Avant l’événement, l’école avait demandé à ses diplômés quels types de festivités ils aimeraient avoir. Clarkson a exprimé le désir de passer «une période de 40 minutes avec M. Walter Mann.»

Apparemment, elle n’était pas la seule.

«Ils ont dû nous placer dans le gymnase de l’école; nous étions environ 800, ajoute-t-elle. Il avait 88 ans. Il est arrivé, il s’est assis et il n’avait pas changé du tout. Il portait un veston sport, des chaussures reluisantes et une cravate au nœud impeccable.»

«Il s’est assis et nous a lu un poème – c’était My Last Duchess de Browning – et je crois que la moitié d’entre nous ont fondu en larmes, tout simplement. Il croyait toujours que le meurtre venait de se produire et que le duc venait presque de se faire prendre en flagrant délit par son prochain visiteur et il nous contait des histoires incroyables. "Voici ma dernière duchesse, là, accrochée au mur". J’entends encore sa voix.»

La nouvelle Gouverneure générale du Canada décrit Walter B. Mann comme étant le plus merveilleux enseignant qu’elle n’a jamais eu et l’influence la plus importante dans sa vie, à part ses parents. Mann a été celui qui l’a convaincue de ne pas poursuivre des études en mathématiques à McGill, comme son frère avant elle, afin de poursuivre des études en anglais et en philosophie au Trinity College de l’Université de Toronto.

«Il commençait toujours ses cours, quand nous faisions de la poésie, en nous lisant un poème entier à voix haute et en nous demandant si l’un d’entre nous voulait le lire aussi. Alors, quelqu’un pouvait décider de le lire et lui, s’assoyait pendant un moment et nous regardait, et nous le regardions, puis il faisait des remarques inoubliables.»

Clarkson, qui lisait à peu près tout dans tous les genres, a acquis ce goût de la littérature et de l’écriture soignée grâce à Mann; il l’a influencée de bien des façons.

«Je ne peux pas m’empêcher de regarder le monde de la nature sans penser à M. Mann, ajoute Clarkson. Il se rendait au tableau et inscrivait le mot arbre en haut, puis nous demandait de dresser une liste le plus rapidement possible du plus grand nombre d’arbres que nous pouvions imaginer. Ainsi, nous n’avions jamais à n’utiliser que le mot arbre dans une conversation, mais plutôt châtaignier, chêne, érable, bouleau ou mélèze.»

«Il aimait aussi les beaux textes. Pas seulement parce c’était au curriculum, mais aussi parce qu’il avait un sens de la valeur morale qu’il communiquait par la littérature. Par exemple, nous avions deux poèmes de D. H. Lawrence – nous savions que L’amant de Lady Chatterley était encore à l’index. L’un de ces poèmes s’intitulait The Piano et l’autre The Snake

«The Piano parle d’un enfant assis sous un piano pendant que sa mère joue et qui ressent tout par rapport à la famille, à la beauté et à l’amour, ainsi que la nostalgie du poète pour cette époque quand il était plus innocent.»

«Dans The Snake, un voyageur sort en pyjama après une sieste et marche presque sur un serpent. Il passe par toutes sortes de réactions qui l’entraînent à vouloir tuer le serpent, mais il ne le tue pas. Bien entendu, c’est là un grand triomphe de la morale de ne pas tuer le serpent, créature inoffensive, tout simplement parce qu’il trouve le serpent repoussant. Enfin, nous avions passé toute une période sur ces deux poèmes, puis il y eut un long silence; nous le regardions et il nous regardait – il y avait beaucoup de silence dans cette classe. Puis, en nous regardant, il disait : "Je vous demande si l’homme qui a écrit ces deux poèmes pourrait être considéré comme étant immoral?" Évidemment, nous savions tous ce qu’il voulait dire et nous avons tous dit qu’il n’était pas immoral, mais bien un excellent poète.»

«Grâce à ces exercices, dit Clarkson, il nous enseignait que les auteurs sont des personnes qui discernent le bien du mal dans un sens juste par rapport à un sens conformiste, reconnu socialement.»

Mann s’est souvent présenté aux élections à Ottawa sous la bannière du CCF, mais Clarkson se rappelle aussi qu’il perdait toujours son dépôt. «Il croyait en la nécessité de prendre soin des autres et il vivait selon ses croyances. Il n’en a absolument jamais parlé à l’école. Nous n’avons jamais entendu un mot de son point de vue politique de cette façon. Ce qu’il a fait pourtant, c’est de nous enseigner de grandes idées politiques, des choses importantes qui comptaient, de faire ce qui était juste.»

«Son point de vue était très égalitaire sans pour autant être trop militant. Il ne prêtait jamais attention aux idées reçues sur ce que les garçons ou les filles devaient faire. Il ne nous a jamais laissé croire qu’il y avait une différence entre nous. À ses yeux, nous étions tous ses égaux, en âge, en expérience ou quoique ce soit.»

Mann enseignait aussi l’art oratoire. «Aujourd’hui quand je parle, ajoute Clarkson, je peux le voir assis quelque part dans l’auditoire, me regardant avec ses yeux légèrement plissés. Il était complètement chauve, même s’il n’avait pas plus de 40 ans et une moustache qu’il mâchait un peu quand il devenait agité. Il n’avait pas son pareil comme formateur. Et il était toujours là pendant les concours.»

La Gouverneure générale dit avoir eu beaucoup de bons enseignants et enseignantes. Néanmoins, Walter Mann avait «ce quelque chose de particulier qui le distinguait des autres.»