Nicolas Lacelle, EAO

Berger anticonformiste

de Rochelle Pomerance

En décembre 2010, quand Maxime Lavoie, un jeune acteur d’Ottawa, a obtenu un rôle important dans une pièce de théâtre professionnelle, il a envoyé un courriel à son ancien enseignant d’art dramatique : «Je ne t’écris pas pour me péter les bretelles; en fait, je t’écris pour te remercier de me les avoir données, ces bretelles. S’il y a une raison pour laquelle j’ai gardé mes culottes, c’est qu’un jour tu m’as donné des bretelles. LOL! Je sais, drôle d’analogie, mais si ça n’avait pas été de ton appui, de cette volonté de me pousser, de croire en moi, je n’aurais certainement pas pu aspirer à cela aujourd’hui.»

Voilà un message qui toucherait n’importe quel pédagogue. Celui à qui il était destiné, Nicolas Lacelle, motive et encourage depuis 11 ans les élèves de l’École secondaire catholique de Plantagenet, dans l’est de l’Ontario. En plus d’enseigner l’art dramatique (cours facultatif) de la 9e à la 12e année, M. Lacelle dirige la troupe de théâtre de l’école, l’ESPrit d’Show, laquelle connaît un franc succès, et l’équipe primée d’improvisation de l’école, Les Infutiles. En outre, il supervise les aspects techniques de la section d’art dramatique.

Pour cet enseignant inspirant, le théâtre est simplement un véhicule, une façon d’atteindre les jeunes et de les guider dans leur recherche d’identité, leur quête pour mieux se connaître. Il se décrit comme étant «un fabricant de rêves, un formateur d’humains» et un anticonformiste. Solidement bâti et doté d’une voix grave et retentissante, il adopte une approche non conventionnelle dans son travail auprès des jeunes, et a recours à l’humour et au sarcasme pour les provoquer. Cela pourrait paraître intimidant, mais semble avoir l’effet contraire.

Je veux que les jeunes s'assument. Ce n'est pas moi qui vais bâtir les adultes mous de demain.

M. Lacelle a la réputation d’établir des liens avec les jeunes, surtout ceux qui éprouvent des difficultés ou qui sont sur le point de décrocher. En 2009, il a reçu le Certificat de réussite, l’un des Prix du premier ministre pour l’excellence dans l’enseignement, pour son engagement et son travail assidu. Cette année-là, il fut le seul francophone hors Québec à recevoir ce prix. Un mois plus tard, Le Droit et Radio-Canada le nommaient Personnalité de la semaine.

Diplômée de Plantagenet, Catherine Labrèche a étudié l’art dramatique avec M. Lacelle durant plusieurs années. Elle a participé à la troupe de théâtre l’ESPrit d’Show pendant les quatre années de ses études secondaires. Elle se rappelle de l’effet peu orthodoxe que cet enseignant a eu sur elle : «Évidemment, ça n’a pas toujours été facile. À l’adolescence, il y a souvent des choses qui nous perturbent, auxquelles on n’a pas envie d’être confronté. Mais sur le plan personnel, ça m’a permis de m’épanouir. J’étais une fille gênée, réservée. J’avais peur de laisser tomber ma façade. M. Lacelle parle du fait que les gens portent un masque, s’isolent derrière un personnage… Puis, dans le fond, on n’a pas besoin de s’inventer un personnage, ta vraie personne vaut plus que tout ce que tu pourrais inventer. Donc, ça m’a permis de sortir de ma coquille». Voilà une leçon qui lui est très utile dans le cadre des études qu’elle effectue en communications et en relations publiques à l’Université d’Ottawa. «Je dois en grande partie tout ce désir de vouloir changer les choses – pour moi et pour les autres aussi – à M. Lacelle, qui m’a poussée dans mon cheminement.»

C’est Joëlle Labrèche, mère de Catherine et membre du conseil de l’école, qui a décidé de soumettre la candidature de M. Lacelle au Prix du premier ministre pour l’excellence dans l’enseignement. Elle a vu comment Catherine a changé grâce aux cours d’art dramatique de M. Lacelle et à sa participation à l’ESPrit d’Show. Mme Labrèche a aussi remarqué la façon dont la présence de cet enseignant touchait les autres élèves. «Ce n’est pas tous les jeunes qui ont la chance de vivre le volet art et culture dans leur vie de Franco-Ontarien. Ça entraîne une certaine appartenance à ce groupe; s’ils sentent le besoin de se confier, c’est parce qu’ils s’identifient à cette personne, à cet adulte qui est à l’écoute, et qu’ils sont dans un contexte non scolaire.»

Chaque fois que M. Lacelle entreprend un nouveau projet, il a toujours un élève particulier en tête.

M. Lacelle est d’accord avec cette dernière déclaration. «Je suis convaincu que le prix n’a pas été attribué pour ce qui se passe pendant que j’enseigne, mais pour tout ce qui est rattaché au cours : les activités parascolaires, la création de la troupe, Cinécole… Le cours devient prétexte. Je dis toujours que, dans nos options en arts, les cours sont secondaires, mais dans le fond, il ne faut pas que tu le dises trop fort, trop longtemps, surtout pas à tes boss!»

M. Lacelle a grandi à Hawkesbury. Adolescent, il pratiquait de nombreux sports : hockey, baseball, badminton, tennis. Il a aussi offert des services de grand frère aux familles, en conseillant des jeunes en proie à des soucis et en leur apportant du soutien. Dès l’âge de 12 ans, il savait qu’il voulait devenir enseignant, mais ce n’est pas avant ses dernières années au secondaire qu’il a découvert sa passion pour l’art dramatique.

«Je trouvais que, dans les sports, on est souvent programmé, on fait toujours les mêmes choses de la même manière dans le but de gagner. Tandis qu’au théâtre, on doit jouer des émotions variées. Chaque répétition est différente, tout comme nos états d’âme. Quand tu finis ta répétition, tu as l’impression que tu as évolué.» Il a aussi trouvé des points communs entre les sports et l’art dramatique, et explique pourquoi il apprécie les deux domaines : «On est devant un public, on attire l’attention. C’est un côté plaisant». Plus tard, il a découvert que l’enseignement lui donnait la même sensation. «Veux, veux pas, c’est un “show”. Et j’y suis vraiment à ma place…»

Aujourd’hui, pendant la pause du midi, une élève en détresse vient le voir et se confie à lui. M. Lacelle est inquiet et parle d’elle à plusieurs reprises au cours de l’après-midi. À la fin de la journée, il a un plan, une façon de la faire participer à un projet spécial. Il y a des obstacles, mais il est déterminé à trouver une façon de les surmonter. Il semble apprécier le défi. «La tâche de l’enseignant, c’est de ne jamais se faire dire “non” – par les élèves, par la direction, par le conseil scolaire. “Non” n’est jamais une option.» Voilà sa devise.

Il poursuit en expliquant que, quand il est acculé au mur, il est motivé à travailler plus fort, à trouver de nouvelles idées et solutions. C’est comme si l’opposition ou la résistance l’incitait à être plus créatif, surtout quand il s’occupe des élèves. «C’est surtout le fait que le “non”, symbole du refus, du négatif, du recul chez l’élève, me motive, m’oriente. Lorsqu’un élève n’embarque pas, ne “trippe” pas, je ne l’accepte pas. Je n’accepte pas le “non”! Je ne le chicane pas, je m’ajuste, je m’adapte, je m’organise pour le faire tripper, j’invente des affaires, je fais des détours, mais le symbole du “non” n’est jamais une option, dans quoi que ce soit. Je veux que les jeunes s’assument, qu’ils veuillent se mettre la tête dans la gueule du lion. Ce n’est pas moi qui vais bâtir les adultes mous de demain.»

Afin d'approfondir une démarche intérieure, en guise de réchauffement, M. Lacelle invite les èléves á explorer divers mouvements.

En 2005, l’acteur Marc Bélanger, originaire de la région et connu pour les rôles qu’il a joués dans la série télévisée franco-ontarienne Francœur, le téléroman La Promesse et le film Starbuck, a abordé M. Lacelle avec une idée pour Cinécole, un projet dans lequel les élèves produisent un film du début à la fin (répétitions, jeu et direction). Il s’agit d’un projet à petite échelle, mais de calibre professionnel. M. Lacelle a aidé M. Bélanger à obtenir l’approbation du conseil scolaire et, ensemble, ils ont dirigé le projet à Plantagenet. Maintenant, sous la direction de M. Bélanger, Cinécole est un projet qui fonctionne dans les écoles de tout le conseil scolaire.

Chaque fois que M. Lacelle entreprend un nouveau projet, il a toujours un élève particulier en tête. Il se souvient de l’adolescent qui l’a inspiré à amener Cinécole à Plantagenet : «C’était un élève qui était tanné, la vie était trop pour lui, sa lettre d’adieu était faite. Le projet Cinécole est arrivé à temps.»

Pour cet élève, le contact avec M. Bélanger, la fierté qui a découlé de travailler avec des artistes professionnels, de commencer un projet de toute pièce et d’obtenir un produit concret, soit un film sur DVD, a donné un revirement positif à sa vie. «Sa fin de secondaire, c’était ce projet. C’est avec ça qu’on l’a sauvé. C’était touchant.»

Selon M. Lacelle, c’est le travail de l’enseignant de déterminer comment une jeune personne peut concrétiser son rêve ou son ambition dans un cadre scolaire, lequel, à son avis, est beaucoup trop étouffant. «Mais il faut que le jeune trouve la solution lui-même, il faut l’amener à y parvenir. Comme la fille ce midi.»

À 35 ans, M. Lacelle a trois jeunes enfants âgés de 3, 5 et 7 ans. Il arrive quand même à consacrer maintes heures à diriger des activités parascolaires à Plantagenet. Au fait, combien d’heures? «Je ne les ai jamais comptées, je ne suis pas mathématicien, j’aime mieux compter en nombre de cœurs et d’âmes que je touche. Moi, j’arrête ma journée quand j’ai l’âme en paix.» Cela l’amène à aller voir un élève jouer au hockey à l’aréna local ou même dans une autre ville. «Ces petits extras, qui ne demandent pas beaucoup de temps et d’efforts, ça donne des dividendes à un moment donné.» Il se souvient qu’un enseignant était allé le voir jouer aux championnats alors qu’il était jeune. Ce geste l’avait beaucoup touché.

En septembre, la troisième semaine d’école à Plantagenet, les élèves de 9e année sont encore en train de s’habituer à sa corpulence, sa voix, son sarcasme, de dire M. Lacelle. Aujourd’hui, il travaille avec eux dans un amphithéâtre nouvellement rénové. D’ailleurs, il a fait des pressions pendant sept ans pour qu’il soit rénové. Il éteint les lumières et, sans instruction, les élèves se couchent et commencent un exercice de relaxation en respirant profondément.

Quand il rallume, les élèves se lèvent et se déplacent sur la scène, alors qu’il lance des mots : solitude, vengeance, popularité, tradition. À l’aide de gestes, de grimaces, de sons et de paroles, ils expriment chaque concept. À la fin de l’exercice, M. Lacelle leur demande s’ils ont des commentaires à faire ou des questions à poser. Les élèves sont réservés et parlent calmement. Puis, ils entreprennent un autre exercice en formant un cercle. M. Lacelle donne une petite balle rouge à la personne qui est à sa droite et lui dit : «ceci est un hippopo». Puis, il se tourne vers la personne à sa gauche et lui donne une petite balle verte en disant : «ceci est un hippopotame». L’idée est de faire circuler la balle d’abord en se tournant vers la personne qui l’a donnée pour en vérifier le nom, puis de transmettre ce renseignement à la personne qui se trouve de l’autre côté. Ça semble simple sur papier, mais cette activité peut devenir très complexe, surtout quand la balle rouge et la verte se croisent. Les élèves doivent rester concentrés tout en faisant circuler l’information dans les deux sens. Le but est de développer l’écoute active, la concentration et le contact visuel : des éléments importants en théâtre et en improvisation. L’activité se termine dans une explosion de rires et de bavardages. Les élèves qui étaient auparavant réticents parlent désormais plus fort et leur langage corporel a changé : ils se prélassent sur la scène, détendus et dispersés.

L’an dernier, le jeune acteur Maxime Lavoie était de passage à Plantagenet pour servir de juge aux auditions de l’ESPrit d’Show. Dans le courriel qu’il a envoyé à son ancien enseignant, il tente de définir pourquoi les élèves sont attirés par le cours d’art dramatique et les activités parascolaires de M. Lacelle. «Pour certains, bien sûr, c’est pour la reconnaissance, la gloire. Pour d’autres, c’est parce qu’ils aiment tout simplement ça. Pourtant, quand je les regardais, certains d’entre eux ne répondaient pas à un de ces deux critères. Aujourd’hui, j’y pensais encore et j’ai compris. Ces jeunes étaient là parce que “M. Lacelle m’a dit d’essayer”. T’es un berger, Nicolas Lacelle! LOL!» Une autre métaphore pour décrire ce pédagogue exceptionnel.

M. Lavoie poursuit, d’un artiste de théâtre à un autre : «Nos outils, ce sont des humains. On n’est pas plombier, on ne travaille pas avec des pipe-wrench, on travaille avec des humains. Laisse-moi te dire que tu as une bonne connaissance de tes outils. Étant donné ce que peut être un élève du secondaire, avec tous ses défauts et toutes ses qualités, ses 1 001 questions et niaiseries, tu es un sage. Pas que je ne le pensais pas avant, mais des fois, dans la vie, on comprend des choses.»

Tout un hommage pour Nicolas Lacelle, un berger anticonformiste.