LORSQUE ZAIB SHAIKH a décroché le rôle du placide Amaar, personnage du feuilleton La petite mosquée dans la prairie diffusé en français sur Radio-Canada, et en anglais (version originale) sur le réseau CBC, il s’est trouvé devant un dilemme.
«Comment allais-je jouer un personnage qui me ressemble tellement sur certains points, mais qui est tout à fait différent sur d’autres?»
Une leçon que lui a donnée l’extraordinaire Lawrence Stern, son enseignant d’art dramatique à la Streetsville Secondary School, lui a fourni la réponse.
«M. Stern a gravé une devise plus que toute autre dans nos esprits : “Le rôle égale soi-même, plus les autres”. En se basant sur cet adage, les élèves de sa classe arrivaient à jouer n’importe quel personnage.
«J’ai donc pensé à Amaar, puis à Lawrence, et je me suis glissé dans la peau de mon personnage. Voilà comment j’ai relevé le défi.»
Le 31 août 2010, peu après son départ à la retraite après 30 ans en enseignement, M. Stern est décédé du cancer. Longtemps avant que M. Shaikh devienne une étoile de la télévision, l’influence de l’enseignant avait marqué ses élèves et continue de le faire.
«Chaque fois que je pense à mon travail de façon originale et intransigeante, j’ai l’impression que Lawrence me surveille. Non seulement son enseignement aidait les élèves à faire du théâtre, mais il nous aidait également à penser, à sentir et à vivre.»
Né à Toronto en 1974, M. Shaikh est le fils d’immigrants pakistanais attirés vers le Canada par Expo 67 et Pierre Elliott Trudeau.
«Au Pakistan, la vie de mes parents était ordinaire. Ils ont émigré au Canada parce qu’ils s’attendaient à y trouver des expériences merveilleuses et captivantes.»
Les parents de M. Shaikh étaient très conscients des diversités culturelles; d’ailleurs, ils ont diffusé les premières émissions indo-pakistano-canadiennes sur les ondes de la radio et de la télévision CHIN. Ils ont encouragé leur fils à voir les classiques du cinéma à l’émission Saturday Night at the Movies, animée par Elwy Yost, sur TVO. Ils l’ont également amené à Stratford où il a vu Le Marchand de Venise, mettant en vedette John Neville.
Non seulement son enseignement aidait les élèves à faire du théâtre, mais il nous aidait également à penser, à sentir et à vivre.
M. Shaikh a manifesté une prédisposition pour la scène à un jeune âge; son initiation à l’art dramatique a sans doute favorisé son ambition. Mais quand sa famille a déménagé dans la banlieue de Streetsville, le jeune Zaib, alors en 9e année, s’est retrouvé complètement désorienté.
«J’ai grandi sur la rue Bloor Ouest et ma famille allait s’installer dans un milieu à mes yeux campagnard. Je ne m’attendais pas à faire du théâtre dans ce coin», affirme M. Shaikh.
Il ne savait pas encore que son futur enseignant avait élaboré un programme d’art dramatique unique en son genre à la Streetsville Secondary School.
«Dès la première journée, j’ai participé aux auditions pour la pièce de l’école, se souvient M. Shaikh. Je n’avais jamais entendu parler de l’auteur, Christopher Durang.» Il allait bientôt apprendre que l’auteur new-yorkais à l’humour noir n’était qu’un des nombreux écrivains excentriques que M. Stern aimait présenter à ses élèves.
«J’ai passé une audition mais, à ma grande surprise, je n’ai pas obtenu le rôle : ça ne m’était jamais arrivé auparavant. J’ai pensé que je n’étais peut-être pas si bon et que je ferais peut-être mieux d’abandonner le théâtre.»
Mais M. Stern a reconnu le talent de M. Shaikh et est allé s’entretenir avec lui.
M. Shaikh se souvient des paroles de son enseignant : «Je t’ai dit “non” cette fois-ci, mais ce n’est pas ma réponse définitive. Continue de participer aux activités du club de théâtre et nous travaillerons certainement ensemble.»
«Le look de M. Stern (espadrilles intentionnellement mal assorties, cheveux et lunettes à la John Lennon), explique M. Shaikh, retenait l’attention des élèves. Lorsque je l’ai rencontré, il était dans la quarantaine et il avait l’air super cool.»
Avec M. Stern, les sorties éducatives n’étaient pas des excursions ordinaires.
Ses idées étaient cool aussi.
Dans un milieu où l’évaluation d’un acteur reposait sur la représentation de comédies musicales, M. Stern a résisté à cette tendance en cultivant de jeunes acteurs de tous les domaines. «Il n’était pas partisan du talent ordinaire. Il appréciait les élèves au talent précoce et ne les dénigrait jamais; il encourageait également les élèves timides qui avaient besoin de sortir de leur coquille.»
Entre autres, M. Stern utilisait une approche d’enseignement basée sur les origines du dialogue de Socrate.
«Tenant pour acquis que le théâtre vous importait, il vous parlait donc de partage et de débat – et non de leçons. On prenait part à des conversations enrichissantes avec lui. Il n’était pas pédant. Il favorisait la conversation : il entamait une discussion et il fallait la suivre.»
Étant donné les pièces que M. Stern choisissait, jouer n’était pas toujours facile.
«Adolescent, j’ai tenu le rôle principal dans la pièce 7 histoires de Morris Panych, déclare M. Shaikh, et le rôle d’Algernon dans L’importance d’être Constant d’Oscar Wilde sur une scène circulaire. On présentait parfois des scènes de la pièce Les Revenants de Henrik Ibsen; on a organisé une production genre hippie de la pièce Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare où j’ai joué le rôle de Lysander.»
Avec M. Stern, les sorties éducatives n’étaient pas des excursions ordinaires à Stratford ou au Festival Shaw. «Il nous prenait par surprise en nous amenant voir des productions insolites comme White Biting Dog, des pièces de George F. Walker ou des pièces excentriques de théâtre environnemental.
«Il ne faut pas oublier que M. Stern connaissait des tas de gens engagés dans le monde du théâtre (du dramaturge James Reaney à l’acteur-metteur en scène David Ferry) et il nous faisait profiter de ses relations.»
Au souvenir d’une des activités de classe inusitées de M. Stern, M. Shaikh rit de bon cœur. «Tous les ans, une journée des arts avait lieu à l’école. On s’attendait à ce qu’une pièce ou une saynète soit présentée, mais notre enseignant avait une idée différente.
«Au lieu de monter une pièce, M. Stern nous a invités à discuter de notre point de vue personnel sur l’art à l’extérieur de l’école. Le directeur a vu rouge parce que ce n’était pas ce qu’il avait en tête.»
M. Stern donnait l’impression à chaque élève d’être spécial, une de ses réalisations les plus durables. M. Shaikh se souvient que M. Stern lui a fait ce cadeau personnel.
«Aurangzaib est mon vrai prénom. Étant donné que la plupart des gens ne pouvaient ni le prononcer ni s’en souvenir, j’utilisais toujours l’abréviation Zaib. Bien entendu, Lawrence Stern n’a pas accepté ce compromis. La première fois qu’il m’a rencontré, il m’a dit : “Tu te nommes Aurangzaib Shaikh, d’après le dernier grand empereur moghol. John Dryden a écrit une pièce de théâtre sur toi.”
«Il savait quelque chose sur moi que personne d’autre ne connaissait.»
Pendant les derniers jours de Lawrence Stern, ses anciens élèves ont célébré sa vie de multiples façons. Zaib Shaikh l’a fait par les médias.
«Cette semaine-là, j’avais été invité à animer une émission, intitulée Q, à la chaîne de CBC; je sais qu’il en aurait été fier. Je lui ai donc rendu hommage à la radio. Il est décédé deux jours plus tard. Il recevait des soins palliatifs à Oakville, dans un endroit entouré de jardins. Il vouait une passion secrète au jardinage.»
L’amour de M. Stern pour le jardinage ne surprend pas, car il a passé sa vie à cultiver des talents et à stimuler le développement personnel de ses élèves.