Mordecai Richler est lun des nombreux
diplômés distingués de la Baron Byng High School de Montréal. Certains de ses
enseignants partagent peut-être son ambivalence envers la vie scolaire quil
dépeint dans ses réflexions dans Pour parler profession.
de Mordecai Richler
À lécole secondaire,
cest sous forme de punition que nous avons découvert la poésie. Pour avoir dit un
juron, nous devions mémoriser 12 vers de Tennyson. Une composition (du genre «un objet
de beauté apporte une joie éternelle : expliquez») remise en retard nous obligeait à
mémoriser 15 vers de Scott. Cela se passait en 1944, et malgré toutes ces années, des
fragments de ces exercices sont encore logés dans ma tête :
«Break, break, break
At the foot of thy crags, O sea
And I would that my tongue
could utter,
The thoughts that arise
in me.»
«The stag at eve had drunk
its fill,
Where danced the moon on Monans Rill»
En 10e année, nous avions enfin comme titulaire
un Écossais admirable doublé dun passionné de poésie. Ayant combattu à la
Grande Guerre, M. McLetchie nous raconta que lorsquil était confiné dans les
tranchées infestées de rats pendant les bombardements nocturnes sur la Somme, il fixait
une chandelle sur son casque de métal pour lire Milton, Donne, Marvell et Blake. Marvell
ma semblé tout à fait indiqué le jour où jessayai de mettre ma main sous
le chandail de cachemire de Molly Herscovitch, tard un soir sur un banc dans un parc
dOutremont. «The graves a fine and private place, but none, I think, do there
embrace.»
«Arrête!», me dit-elle en repoussant ma main.
Le seul Blake que nous connaissions à lépoque était
Hector Toe Blake, qui faisait partie de la célèbre Punch Line du Canadien de
Montréal avec Elmer Lach et Maurice Rocket Richard. M. McLetchie ne nous impressionnait donc pas. Pas étonnant, disait Bercovitch qui
allait fonder Regal Ready-to-Wear et se présenter en 1988 à notre réunion des anciens
en Rolls Royce, portant le nom homogénéisé de Burke que McLetchie nait pu
mieux faire quenseignant au secondaire, au volant dune vieille Austin.
À notre décharge, aussi faible soit-elle, notre manuel de
poésie navait rien pour nous la faire aimer. Nous nétions pas prêts pour
les jolies strophes de Keats, Shelley ou Wordsworth, comme «A host of golden daffodils».
Quand même!
Pour nous, ces vers efféminés nous éloignaient de
lexpérience des rues de notre ville où Greenbaum, chez Herkys Best Fruit,
pesait les fruits à sa façon et ne donnait que 14 onces la livre. Ce dont nous avions
besoin comme introduction aux canons, cétait une anthologie de poètes qui nous
parlaient directement dans notre langue, comme W.H. Auden ou e.e. cummings.
Mon éducation, pour inadéquate quelle fut, commence
dans une école de paroisse juive, la Talmud Torah. Nous passions sans problème à
travers le programme danglais requis par la Commission scolaire protestante de
Montréal le matin en commençant la journée par des exercices de la sorte :
«I am a tea pot, short and stout,
This is my handle, this is my spout.
Pour me out, pour me out.»
Laprès-midi était consacré aux études hébraïques.
Le Pentateuch : «Braishis boroh elohim hashomayim ve haeretz» grâce auquel,
des années plus tard, je réussis à me faire inviter à dîner dans les maisons des
Gentils. «Il faut que vous lisiez loriginal», leur disais-je.
Nos mères sévertuaient à nous inscrire à la
maternelle avant que nous ayons atteint lâge de la fréquenter.
«Certificat de naissance, sil-vous-plaît?»
«Perdu dans un incendie.»
«Vous aussi?»
«Il est petit pour son âge. Montre-moi ce que tu sais
faire.»
Pour nos mères, nous étions déjà admis à la faculté de
médecine. Ce qui na pourtant pas empêché, juste au cas où nous naurions
pas compris, que lon nous gave de Microbe Hunters, de Paul de Kruif, et que
lon nous détourne de nos jeux de cachettes ou de tictacto pour nous plonger dans
The Books of Knowledge. Le poisson, aliment en tout point recommandé pour le cerveau,
était bon pour nous, mais pas jouer avec les chats, ce qui nous faisait oublier tout ce
que nous avions appris.
La guerre en Europe prenait un nouveau visage et, par
inadvertance, ma fait découvrir ce qui était dénoncé comme étant de la musique
«classique». En 1943, le petit ignorant de 12 ans que jétais écoutait la
radiodiffusion de la propagande de guerre qui était immanquablement précédée de quatre
notes de musique énergiques. Ces notes correspondaient aux trois points et au tiret qui,
en code Morse, signifie «V» et qui servaient du symbole de «V pour victoire», soit le
slogan pour lequel nous vivions tous en ces temps difficiles.
«Cest de qui ça?» demandai-je un jour à une tante
dont les connaissances en littérature étaient certifiées par sa carte de membre de la
Guilde littéraire.
«Beethoven», ma-t-elle répondu.
Voilà quelle fut mon introduction au génie. Bien entendu,
ces notes entraînantes ouvraient la Cinquième Symphonie de Beethoven que ma tante avait
eu la gentillesse de me faire jouer sur un vieux 78 tours. Donc, à un tout jeune âge,
jai appris que la musique allait au-delà de «Gertie from Bizerte» et «Besame
Mucho», deux des succès de la chanson de 1943. À lépoque, jai affirmé que
Beethoven était formidable, même si, avec sa musique, on ne pouvait danser collés avec
Bessie Goldfarb dans le sous-sol chez elle quand ses parents étaient sortis le soir.
Les enseignants hébreux qui enseignaient lAncien
Testament étaient plutôt aigris.
«À lévidence, dis-je, les fils dAdam et Ève
ont dû épouser leurs surs. Cétait permis dans le temps?»
«Idiot. Tais-toi. Tu resteras une heure après lécole
et tu laveras le tableau de chaque classe.»
Deux fois la semaine, après lécole, jétais
obligé de suivre mes leçons sur le Talmud avec M. Yalofsky dans une petite salle
étouffante à larrière de la synagogue Young Israel.
«Si un homme tombe du toit dun immeuble de cinq
étages, interroge M. Yalofsky, et que deux étages plus bas, un autre homme
pointe une épée à lextérieur de la fenêtre et transperce le premier homme, le
deuxième homme est-il coupable de meurtre?»
«Rabbi Menasha demande si lhomme était déjà mort
dun arrêt cardiaque avant davoir été transpercé par lépée?»
«Rabbi Yehuda demande si lhomme est tombé ou
sil a été poussé du toit?»
«Les deux hommes étaient-ils de la même famille?»
«Ennemis?»
«Amis?»
«Lépée dépassait-elle déjà de la fenêtre ou
a-t-elle été projetée dans le corps en chute libre?»
«Lhomme serait-il mort de sa chute de toute façon?»
Et puis après?
Le samedi matin, nous nous promenions au centre-ville en
fumant des Turret qui se vendaient à lépoque en paquet de cinq pour 5 ¢, en
sifflant, en vain, des filles plus vieilles que nous. Destination : Eaton. Mission : le
vol à létalage. Plus tard, on se donnait rendez-vous sur Fletchers Field
pour comparer notre butin et faire des échanges. Un jour, jen ressortis avec un
livre de poche intéressant. Cétait lun des premiers livres de poche, que
jacquis en échange dune paire de chaussettes. Cétait The Good Earth de
Pearl S. Buck. Jai ainsi commencé à lire pour ensuite mettre la main sur tous les
livres de Perry Mason que je pouvais trouver. Les trois mousquetaires. Le Comte de Monte
Cristo, quelques uvres de G.A. Henty et Kipling. Cest ce qui ma mené à
lécriture de ma première nouvelle, située dans les clubs privés de Londres. Sir
Marmaduke Tingley-Winterbottom, se rappelant de passer le porto par la gauche, dit à Lord
Beauchamp, prononcé Beecham : «Dites, vous ai-je déjà parlé du temps où notre
bataillon a fait face aux Fuzzy Wuzzies sur les plaines dAfrique?»
De lécole Talmud Torah, je suis passé à une école
secondaire légendaire dans notre quartier : la Baron Byng High School sur la rue
St-Urbain. Sous légide de la Commission scolaire protestante, sa clientèle
étudiante était, néanmoins, à près de 99 pour cent juive. Nous étions des fils de
chauffeurs de taxi, de coupeurs de textile, de brocanteurs, de colporteurs,
dopérateurs de machine à coudre, obligés à faire mieux, sinon, et cest ce
que nous avons fait.
Baron Byng avait déjà produit plus de médecins et
davocats que je ne pouvais compter, quelques rabbins, ainsi quun escroc
notoire de la finance et quelques écrivains. Assemblés dans le gymnase au premier jour
décole, nous étions prévenus à lavance que si nous avions lintention
dentrer à McGill, nous devrions, en raison du quota de Juifs, obtenir une note de
75 pour cent à lexamen dadmission. Ceux dentre nous qui voulaient
étudier le latin devaient savancer dun pas. Ne souhaitant pas me porter
volontaire pour quoi que ce soit, je demeurai en place, et je le regrette encore
aujourdhui.
Notre instituteur en dessin mécanique, un Suédois austère
qui navait pas le talent pour devenir architecte, sest avancé vers le tableau
le premier jour de classe et dit : «Je vais vous montrer comment les Juifs font un S.»
Il dessina un «S», sarrêta, puis, en souriant, traça deux traits en travers du
«S» le transformant en signe de dollar.
Le sexe commençait à nous rendre fous. Les garçons
occupaient un côté de lédifice, les filles, qui devaient porter une tunique
noire, lautre, mais nous réussissions à nous rencontrer aux danses du vendredi
après-midi dans le gymnase. Gordy Birenbaum, élégant avec sa pompeuse coiffure
brillantinée et portant un blouson en tricot de drap couvert de nombreux insignes,
affirmait être «allé jusquau bout» avec Molly Hoffer, qui était belle comme
tout. En plus, il affirmait : «Mais vous savez, elle a admis se masturber une fois par
semaine après le Lux Radio Theatre.» Tout spécialement si cétait avec Ronald
Colman ou Tyrone Power.
Moi, je nétais pas né dhier. «Cest pas
possible?, dis-je en protestant. Cest une fille, Christ!»
«Les amis, vous avez encore du chemin à faire.»
Chacun de nos instituteurs recevait un surnom juif. Yossel,
qui enseignait la physique, était sourd et portait sur sa poitrine un appareil à
multiples cadrans de la taille dune boîte de chocolats. En classe, nous parlions de
plus en plus bas pour en venir à ne remuer que les lèvres lobligeant ainsi à
ajuster ses cadrans toujours plus haut, puis tous ensemble, nous poussions un cri
obligeant Yossel à sortir prestement du laboratoire de physique, les mains sur ses
oreilles endolories.
Jai gagné mes épaulettes après avoir reçu la
ceinture à plus dune reprise pour mon insolence, me frottant les mains de cire de
chandelle, une précaution traditionnelle avant mon rendez-vous à linfirmerie. La
première fois que jai reçu dix bon coups sur chaque main, jai pleuré. «Je
mattendais à ce que vous preniez ça comme un homme», ma dit M. Patterson.
La trigonométrie, matière que je détestais entre toutes,
était à la dernière période du mardi, par un M. Lathem. Javais pris
lhabitude de quitter lécole avant le début du cours, une ruse qui me
permettait de me rendre au Rachel Pool Room et de minstaller à la très convoitée
première table de snooker, avant que ne surgissent mes amis. Les autres après-midi,
retournant lentement à la maison, je devais résister à un monde de tentations : le
Rachel Pool Room, le Mount Royal Billiards Academy, le Laurier. Jy parvenais
rarement.
Une mission chrétienne pour les Juifs ouvrit ses portes sur
Laurier. Nous aimions nous y rendre, discuter avec un jeune missionnaire pâle et le
rassurer que nous croyions que Jésus était quelquun de correct, incompris de nos
parents, pour ensuite partir les mains pleines. Malheureusement, la valeur marchande du
Nouveau Testament était plutôt nulle dans notre quartier. On ne pouvait même pas
léchanger contre un paquet de cinq Turret.
Notre manuel de prose ne valait guère plus que celui de
poésie, la plupart des nouvelles se situant dans une Angleterre inconnue. Jai donc
tenté à nouveau décrire une histoire, elle aussi située dans les clubs privés.
«Le vicomte Leatherbottom dit à Sir Peregrine : «Ma foi, je ne croyais pas aux
fantômes jusquà ce que, par une circonstance fortuite, je passe un week-end au
domaine de Lord Mellanby où une vierge avait été la victime, dans mon propre boudoir,
dun meurtre en tous points atroce. Quand 3 h sonna, son esprit mest apparu,
couvert du déshabillé le plus diaphane, ses seins très, très jolis
»
Notre instituteur de musique, le formidable M. Herbert, un
Gallois, avait aussi créé une chorale à lécole et, une fois lan, nous
donnions un récital dans le gymnase. Parmi les classiques, on retrouvait British
Grenadiers.
Some talk of Alexander
And some of Hercules
Of Hector and Lysander
And such great names as these!
But of all the worlds great heroes
Theres none that can compare
With a tow-row-row-row-row-row
For the British Grenadier!
Se servant du programme comme éventail sur les banquettes
surchauffées du gymnase, nos mères gainées étaient assises bien droites, et nos pères
dans leur trois-pièces de A. Gold & Sons, réussissaient à rester éveillés. Ils
rayonnaient dune joie non dissimulée. Enfin sortis des shtetle de lenclave
des colonies, terrifiés par le pillage des Cosaques, ils étaient ravis que leurs enfants
soient suffisamment acceptables pour célébrer les Grenadiers britanniques.
Mon examen dadmission sest mal passé. Tentant
dassimiler la trigonométrie la veille de lexamen, jai reçu une note de
35. Pas si mal, tout compte fait. Mais ma note moyenne totale était de 0,645, pas assez
pour entrer à McGill, même pour un anglophone. Je me suis donc inscrit au Sir George
Williams College, comme il sappelait autrefois, pour abandonner deux ans plus tard
et membarquer pour Paris. Un jour, je reçus une lettre de Sir George Williams que
lon mavait fait parvenir jusquà mon hôtel de la rive gauche. Pour 10
$, javais droit à un grade dassocié en arts. Je lai décliné de peur
que si jécrivais AA à côté de mon nom, des étrangers pourraient conclure que je
suis membre des alcooliques anonymes.