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Septembre 1998

Le plaisir de penser


AG00041_.gif (503 bytes) Retour à la table des matières

Les mathématiques sont bien plus qu’un ensemble de trucs pour en arriver à la bonne réponse. Elles peuvent aussi être une source d’épanouissement intellectuel. Mais les enseignantes et enseignants qui n’aiment pas les mathématiques sont davantage susceptibles de transmettre leur peur ou leur manque d’intérêt à leurs élèves que d’éveiller le goût pour les raisonnements mathématiques.

de Luis Radford

Un bon enseignant est souvent perçu comme une personne qui possède une connaissance solide des matières à enseigner ainsi que les compétences pédagogiques appropriées. Le système ontarien de formation initiale à l’enseignement repose sur l’hypothèse implicite que le titulaire d’un baccalauréat possède déjà la connaissance des matières à enseigner et qu’il peut, en conséquence, s’inscrire à un programme de formation à l’enseignement au cours duquel il recevra, en un an, la formation pédagogique qui lui manque.

Toutefois, du moins pour les mathématiques, l’expérience démontre bien que cette hypothèse est fausse. Sauf quelques exceptions, les étudiantes et étudiants qui s’inscrivent à un programme de formation les habilitant à enseigner au palier élémentaire ont une connaissance très restreinte des mathématiques. En effet, bon nombre d’étudiantes et d’étudiants se destinant à l’enseignement aux cycles primaire, moyen et même intermédiaire n’ont pas suivi un seul cours de mathématiques depuis la 10e année!

En outre, il est faux de penser que les étudiantes et étudiants arrivent à la formation initiale dépourvus d’idées pédagogiques. Ils ont en effet un long passé d’expériences vécues à l’école et à l’université d’où ils puisent des idées sur la façon d’enseigner.

Pour beaucoup d’entre eux, bien enseigner consiste encore à utiliser des méthodes magistrales behavioristes. Souvent, ces idées pédagogiques dérivées du vécu scolaire et universitaire deviennent un obstacle à l’apprentissage de nouvelles méthodes d’enseignement. Il faut alors les convaincre d’abandonner les anciennes idées, ce qui nécessite un temps considérable.

Par exemple, pour l’enseignement de concepts comme ceux d’emprunt ou de retenue en arithmétique, il faut d’abord amener les étudiantes et étudiants à reconnaître les avantages du matériel concret comme des blocs.

CONNAISSANCES DE BASE DÉFICITAIRES

Le manque de connaissances mathématiques de base ainsi que le besoin d’abandonner les anciennes idées pédagogiques pour en arriver à une nouvelle perception de la pédagogie en harmonie avec les conceptions modernes de l’enseignement et de l’apprentissage ne sont pas les seuls défis que doivent relever les formatrices et formateurs d’enseignants. Ainsi, l’on se rend compte que l’acte d’enseigner est également lié à la perception qu’on a des mathématiques et à la relation affective que l’on entretient avec les mathématiques.

À l’instar des idées pédagogiques, cette perception et cette affectivité ont été construites à partir de l’expérience. Dans beaucoup de cas, l’étudiante ou l’étudiant en enseignement perçoit les mathématiques comme un ensemble de trucs pour arriver à la bonne réponse, si bien que, par la suite, elle ou il tend à se cantonner dans un modèle pédagogique axé sur un enseignement de petits trucs, de façons de procéder, indépendamment de toute compréhension du processus.

La perception très limitée et la relation affective négative que nos étudiantes et étudiants entretiennent, de façon générale, à l’égard des mathématiques constituent, de fait, deux autres grandes difficultés.

Il y a quelques années, au premier jour des cours, j’ai croisé deux étudiants dont l’un disait à l’autre : «Si j’avais su qu’il y avait un cours de mathématiques au programme, je ne me serais pas inscrit.» Quelques minutes plus tard, je rencontrais ces étudiants dans mon cours de psychopédagogie des mathématiques.

Cette année-là, j’ai commencé mon cours en posant deux questions à toute la classe : «Aimez-vous les mathématiques?» et «Allez-vous aimer enseigner les mathématiques?» Il a suffi que deux ou trois personnes expriment leur peur des mathématiques ou le peu d’intérêt que cette discipline suscite chez eux pour que la grande majorité s’avoue du même avis. Les raisons? De mauvaises expériences vécues à l’école ou l’impossibilité de trouver quelque chose de gratifiant dans l’étude des mathématiques.

«Les mathématiques, c’est mémoriser plein de trucs. Puis ça sert à quoi dans la vie?» Bien sûr, ce phénomène n’était pas nouveau pour moi. Beaucoup de recherches sur l’affectivité et les mathématiques, puis sur la perception que les gens ont des mathématiques, l’ont bien mis en lumière depuis quelques années. Cependant, ce qui était nouveau, c’est que les étudiants eux-mêmes prenaient conscience de la situation. Ils en étaient même surpris.

CHANGER LA PERCEPTION

Comment faire alors pour changer la perception que les étudiantes et étudiants en enseignement ont des mathématiques? Cette question est d’autant plus importante que si nous n’aidons pas ceux-ci à la changer, comme enseignantes et enseignants, ils vont inévitablement transmettre cette perception à leurs élèves, perpétuant ainsi la situation.

L’École des sciences de l’éducation de l’Université Laurentienne a mis sur pied un nouveau programme de formation initiale qui débute à l’année scolaire 1998–1999. Ce programme comprend un nouveau cours intitulé Introduction à la pensée mathématique qui porte comme sous-titre «Le plaisir de penser».

Le but de ce cours n’est ni de combler les lacunes au plan des connaissances de base en mathématiques chez les étudiantes et étudiants, ni de traiter des problèmes pédagogiques liés à l’enseignement et à l’apprentissage des mathématiques (ce dernier point fait l’objet du cours «Enseignement des mathématiques»).

À l’intérieur du programme d’un an, il semble que nous avons davantage intérêt, d’une part, à leur fournir la possibilité de nouer une bonne relation affective avec les mathématiques et, d’autre part, à les aider à améliorer la perception souvent très limitée qu’ils ont de cette discipline. C’est pourquoi ce nouveau cours a pour but d’offrir aux étudiantes et étudiants l’occasion de vivre certaines expériences propres à la pensée mathématique et de les amener à découvrir, dans ces expériences, une source de satisfaction intellectuelle similaire à celle que nous éprouvons dans d’autres domaines comme la peinture, la musique, la littérature ou la poésie.

REDÉCOUVRIR LE PLAISIR

Il s’agit, d’une part, de découvrir ou de redécouvrir le plaisir de penser et, d’autre part, de prendre conscience de la nature particulière de la rationalité mathématique.

En se servant de situations d’apprentissage en classe et de certains épisodes de l’histoire des mathématiques, il s’agit de montrer comment certaines réponses (techniques de représentation en perspective, résolution de problème en mots, etc.) sont considérées meilleures que d’autres. Somme toute, il s’agit de montrer que les vérités mathématiques varient selon les cultures et que ces vérités ne sont pas coulées dans le béton.

Au-delà de l’aspect utilitaire des mathématiques, ce cours se fonde sur des activités nécessitant la manipulation d’objets et le recours à des représentations symboliques différentes – tableaux, dessins, lettres et autres symboles. La méthodologie est conçue pour fournir aux étudiantes et étudiants l’occasion de vivre, à travers la recherche mathématique, une expérience esthétique similaire à celle que l’on éprouve dans les jeux de stratégie.

À partir de ces activités, les étudiantes et étudiants prennent conscience que, dans la recherche mathématique et la résolution de problème, l’idée d’une démarche de résolution renferme cette dimension esthétique qui se joint au plaisir de voir l’idée prendre une forme concrète et que, pour vivre cette expérience, il ne faut pas se précipiter sur le problème. Il faut d’abord apprendre à le déguster. Il faut apprendre à prendre plaisir au processus de sa résolution.

Au plan du contenu, le cours compte une unité sur les rapports entre la peinture, les mathématiques et la musique à différents moments de l’histoire. Une autre traite de la représentation de l’espace et de l’invention de la perspective à la Renaissance. Nous y examinons comment l’étude scientifique de la perspective s’est faite à travers la seule théorie mathématique capable d’exprimer le concept de beauté de l’époque en Occident, à savoir, la théorie des proportions. Nous comparons le concept de beauté à la Renaissance à celui de la beauté dans l’art contemporain et tout particulièrement dans l’expression fractale – illustrations colorées générées par des expressions mathématiques comme les processus dynamiques récurrents.

Nous visons la satisfaction qui se dégage du processus de recherche et l’émerveillement du résultat. Comme disait Francis Bacon : «L’émerveillement – cette graine du savoir – est le reflet de la forme la plus pure du plaisir.»

Luis Radford a obtenu son doctorat à l’Université Louis Pasteur en France. Il est professeur titulaire à l’Université Laurentienne où il mène des recherches en partenariat avec les conseils scolaires de Sudbury sur l’enseignement, l’histoire et la sémiotique des mathématiques. Plusieurs de ses résultats de recherches ont été publiés dans Revue des sciences de l’éducation, For the Learning of Mathematics, The Gazette, Mathesis et Educación Matemática. Actuellement, il conduit une recherche subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada sur l’apprentissage de l’algèbre. On peut communiquer avec lui à lradford@NICKEL.LAURENTIAN.CA