Les mathématiques sont bien plus quun
ensemble de trucs pour en arriver à la bonne réponse. Elles peuvent aussi être une
source dépanouissement intellectuel. Mais les enseignantes et enseignants qui
naiment pas les mathématiques sont davantage susceptibles de transmettre leur peur
ou leur manque dintérêt à leurs élèves que déveiller le goût pour les
raisonnements mathématiques.
de Luis Radford
Un bon enseignant est souvent perçu comme une personne qui possède une
connaissance solide des matières à enseigner ainsi que les compétences pédagogiques
appropriées. Le système ontarien de formation initiale à lenseignement repose sur
lhypothèse implicite que le titulaire dun baccalauréat possède déjà la
connaissance des matières à enseigner et quil peut, en conséquence,
sinscrire à un programme de formation à lenseignement au cours duquel il
recevra, en un an, la formation pédagogique qui lui manque.
Toutefois, du moins pour les mathématiques, lexpérience démontre bien que
cette hypothèse est fausse. Sauf quelques exceptions, les étudiantes et étudiants qui
sinscrivent à un programme de formation les habilitant à enseigner au palier
élémentaire ont une connaissance très restreinte des mathématiques. En effet, bon
nombre détudiantes et détudiants se destinant à lenseignement aux
cycles primaire, moyen et même intermédiaire nont pas suivi un seul cours de
mathématiques depuis la 10e année!
En outre, il est faux de penser que les étudiantes et étudiants arrivent à la
formation initiale dépourvus didées pédagogiques. Ils ont en effet un long passé
dexpériences vécues à lécole et à luniversité doù ils
puisent des idées sur la façon denseigner.
Pour beaucoup dentre eux, bien enseigner consiste encore à utiliser des
méthodes magistrales behavioristes. Souvent, ces idées pédagogiques dérivées du vécu
scolaire et universitaire deviennent un obstacle à lapprentissage de nouvelles
méthodes denseignement. Il faut alors les convaincre dabandonner les
anciennes idées, ce qui nécessite un temps considérable.
Par exemple, pour lenseignement de concepts comme ceux demprunt ou de
retenue en arithmétique, il faut dabord amener les étudiantes et étudiants à
reconnaître les avantages du matériel concret comme des blocs.
CONNAISSANCES DE BASE DÉFICITAIRES
Le manque de connaissances mathématiques de base ainsi que le besoin dabandonner
les anciennes idées pédagogiques pour en arriver à une nouvelle perception de la
pédagogie en harmonie avec les conceptions modernes de lenseignement et de
lapprentissage ne sont pas les seuls défis que doivent relever les formatrices et
formateurs denseignants. Ainsi, lon se rend compte que lacte
denseigner est également lié à la perception quon a des mathématiques et
à la relation affective que lon entretient avec les mathématiques.
À linstar des idées pédagogiques, cette perception et cette affectivité ont
été construites à partir de lexpérience. Dans beaucoup de cas, létudiante
ou létudiant en enseignement perçoit les mathématiques comme un ensemble de trucs
pour arriver à la bonne réponse, si bien que, par la suite, elle ou il tend à se
cantonner dans un modèle pédagogique axé sur un enseignement de petits trucs, de
façons de procéder, indépendamment de toute compréhension du processus.
La perception très limitée et la relation affective négative que nos étudiantes et
étudiants entretiennent, de façon générale, à légard des mathématiques
constituent, de fait, deux autres grandes difficultés.
Il y a quelques années, au premier jour des cours, jai croisé deux étudiants
dont lun disait à lautre : «Si javais su quil y avait un cours
de mathématiques au programme, je ne me serais pas inscrit.» Quelques minutes plus tard,
je rencontrais ces étudiants dans mon cours de psychopédagogie des mathématiques.
Cette année-là, jai commencé mon cours en posant deux questions à toute la
classe : «Aimez-vous les mathématiques?» et «Allez-vous aimer enseigner les
mathématiques?» Il a suffi que deux ou trois personnes expriment leur peur des
mathématiques ou le peu dintérêt que cette discipline suscite chez eux pour que
la grande majorité savoue du même avis. Les raisons? De mauvaises expériences
vécues à lécole ou limpossibilité de trouver quelque chose de gratifiant
dans létude des mathématiques.
«Les mathématiques, cest mémoriser plein de trucs. Puis ça sert à quoi dans
la vie?» Bien sûr, ce phénomène nétait pas nouveau pour moi. Beaucoup de
recherches sur laffectivité et les mathématiques, puis sur la perception que les
gens ont des mathématiques, lont bien mis en lumière depuis quelques années.
Cependant, ce qui était nouveau, cest que les étudiants eux-mêmes prenaient
conscience de la situation. Ils en étaient même surpris.
CHANGER LA PERCEPTION
Comment faire alors pour changer la perception que les étudiantes et étudiants en
enseignement ont des mathématiques? Cette question est dautant plus importante que
si nous naidons pas ceux-ci à la changer, comme enseignantes et enseignants, ils
vont inévitablement transmettre cette perception à leurs élèves, perpétuant ainsi la
situation.
LÉcole des sciences de léducation de lUniversité Laurentienne a
mis sur pied un nouveau programme de formation initiale qui débute à lannée
scolaire 19981999. Ce programme comprend un nouveau cours intitulé Introduction
à la pensée mathématique qui porte comme sous-titre «Le plaisir de penser».
Le but de ce cours nest ni de combler les lacunes au plan des connaissances de
base en mathématiques chez les étudiantes et étudiants, ni de traiter des problèmes
pédagogiques liés à lenseignement et à lapprentissage des mathématiques
(ce dernier point fait lobjet du cours «Enseignement des mathématiques»).
REDÉCOUVRIR LE PLAISIR
Il sagit, dune part, de découvrir ou de redécouvrir le plaisir de penser
et, dautre part, de prendre conscience de la nature particulière de la rationalité
mathématique.
En se servant de situations dapprentissage en classe et de certains épisodes de
lhistoire des mathématiques, il sagit de montrer comment certaines réponses
(techniques de représentation en perspective, résolution de problème en mots, etc.)
sont considérées meilleures que dautres. Somme toute, il sagit de montrer
que les vérités mathématiques varient selon les cultures et que ces vérités ne sont
pas coulées dans le béton.
Au-delà de laspect utilitaire des mathématiques, ce cours se fonde sur des
activités nécessitant la manipulation dobjets et le recours à des
représentations symboliques différentes tableaux, dessins, lettres et autres
symboles. La méthodologie est conçue pour fournir aux étudiantes et étudiants
loccasion de vivre, à travers la recherche mathématique, une expérience
esthétique similaire à celle que lon éprouve dans les jeux de stratégie.
À partir de ces activités, les étudiantes et étudiants prennent conscience que,
dans la recherche mathématique et la résolution de problème, lidée dune
démarche de résolution renferme cette dimension esthétique qui se joint au plaisir de
voir lidée prendre une forme concrète et que, pour vivre cette expérience, il ne
faut pas se précipiter sur le problème. Il faut dabord apprendre à le déguster.
Il faut apprendre à prendre plaisir au processus de sa résolution.
Au plan du contenu, le cours compte une unité sur les rapports entre la peinture, les
mathématiques et la musique à différents moments de lhistoire. Une autre traite
de la représentation de lespace et de linvention de la perspective à la
Renaissance. Nous y examinons comment létude scientifique de la perspective
sest faite à travers la seule théorie mathématique capable dexprimer le
concept de beauté de lépoque en Occident, à savoir, la théorie des proportions.
Nous comparons le concept de beauté à la Renaissance à celui de la beauté dans
lart contemporain et tout particulièrement dans lexpression fractale
illustrations colorées générées par des expressions mathématiques comme les processus
dynamiques récurrents.
Nous visons la satisfaction qui se dégage du processus de recherche et
lémerveillement du résultat. Comme disait Francis Bacon : «Lémerveillement
cette graine du savoir est le reflet de la forme la plus pure du plaisir.»
Luis Radford a obtenu son doctorat à lUniversité Louis Pasteur en France. Il
est professeur titulaire à lUniversité Laurentienne où il mène des recherches en
partenariat avec les conseils scolaires de Sudbury sur lenseignement,
lhistoire et la sémiotique des mathématiques. Plusieurs de ses résultats de
recherches ont été publiés dans Revue des sciences de léducation, For the
Learning of Mathematics, The Gazette, Mathesis et Educación Matemática. Actuellement, il
conduit une recherche subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada sur lapprentissage de lalgèbre. On peut communiquer avec lui à lradford@NICKEL.LAURENTIAN.CA