En lisant sa lettre, je pleurais.
Dans l’ancienne chapelle de l’école, Jules Bonin-Ducharme rit en racontant l’anecdote. Mais à son œil perle une larme. Le souvenir est encore frais. La lettre dont il parle est celle de sa directrice de l’époque, Annik Boucher, EAO, qui recommandait sa nomination au Prix du premier ministre pour l’excellence en enseignement.

Extrait de cette lettre : «[...] Lors d’une parade, certaines personnes participent, certaines la regardent et d’autres encore ne savent même pas qu’une parade a lieu. M. Bonin-Ducharme n’appartient à aucune de ces catégories puisqu’il aide à organiser la parade.»

Voilà qui résume bien la personnalité de l’enseignant qui recevait, le 3 octobre 2012, à quelques semaines de ses 40 ans, un certificat d’honneur hautement mérité.

L’équilibre parfait

C’est une journée pédagogique à l’école secondaire catholique Sainte-Marie de New Liskeard. Sur sa colline dominant le lac Témiscamingue, le long bâtiment semble désert en ce mois de janvier. Mais, à l’intérieur, les enseignantes et enseignants s’apprêtent pour un après-midi chargé.

Dans le couloir silencieux, la lumière est douce. Jules Bonin-Ducharme s’arrête devant une grande murale réalisée par les élèves du club d’art de l’école dirigé par Lise Gravel, EAO : «Ils ont illustré le nombre d’or. C’est magnifique!» C’est vrai : la Joconde côtoie un colimaçon, le Panthéon, un flocon de neige... Art et mathématiques : un équilibre parfait.

Détours et retours

Si on lui avait dit, il y a 10 ans, qu’il suivrait les traces de son père, il ne l’aurait pas cru.

Fils d’enseignant, Jules Bonin-Ducharme a été élevé dans le quartier Nouveau-Sudbury. Ses parents étaient des francophones convaincus. «Si l’on peut recevoir le catalogue Sears en français à Sudbury, c’est que ma mère s’est battue pour l’avoir!», raconte-t-il. Comme ses trois frères, il entre dans la troupe de théâtre Les Draveurs, à l’école secondaire Macdonald-Cartier, où leur mère est costumière. Il étudie le piano pendant 10 ans et excelle en mathématiques. Mais, au moment d’entrer à l’université, l’adolescent hésite. «J’aimais trop de choses, explique-t-il; j’étais passionné de tout!»

Le jeune homme travaille pendant deux ans comme technicien en éclairage dans un théâtre, retourne étudier l’art dramatique à l’Université d’Ottawa, ne s’y sent pas bien et s’en va donc faire de la conception sonore comme directeur technique à La Cour des arts.

Ce sont les années 1990. Le son numérique est en pleine évolution. Jules-le-curieux brûle d’envie d’en apprendre plus. «Il fallait que j’aille voir!» Retour à Sudbury. L’Université Laurentienne n’offre pas le baccalauréat en musique et informatique dont il rêve. Il choisit donc l’informatique. «Il y avait des cours de programmation, mais cela ne me suffisait pas. J’avais soif d’en apprendre davantage! J’ai pris des cours supplémentaires en maths. On me disait que je n’avais pas besoin de ça pour mon bac, mais je répondais que j’étais dans mon élément.» Il l’était tellement qu’il devient parallèlement webmestre d’un projet pédagogique en informatique, au laboratoire virtuel de sciences.

Jules Bonin-Ducharme, EAO

Jules Bonin-Ducharme, EAO, est fier de se dire enseignant des «tiques» : mathématiques, art dramatique et informatique.

Entre-temps, il rencontre Sylvie, son grand amour (qui dure toujours et qui lui donnera Olivier et Félix). Ils se marient en 1999.

À l’Université Laurentienne, le jeune homme retrouve Hélène Gravel, la fondatrice des Draveurs. «Je l’ai toujours considérée comme mon mentor. Elle était du genre qui te pousse jusqu’à ta limite. Mais elle savait te ramasser et t’emmener encore plus loin.» Mme Gravel, qui dirigeait le programme Arts d’expression, cherchait alors un directeur technique. Elle l’engage. «Je nageais dans la conception sonore. J’étais impliqué dans toutes les créations. Et l’été, j’allais à Banff faire de la formation. C’est là que j’ai compris que j’aimais communiquer ce que je savais.»

À ce rythme, le jeune homme s’épuise. «J’avais besoin d’un changement radical. Sylvie et moi avons décidé de prendre la route.»

2001. De coup de cœur en coup de chance, voilà le jeune couple à Vancouver. Jules est engagé comme directeur technique au Massey Theatre et Sylvie est agente de projets. Ils vivent en français dans un milieu qu’ils aiment. Mais... il s’ennuie des maths. Il décroche un emploi de programmeur autonome pour une petite entreprise de design sonore : «Je combinais théâtre, maths et informatique. J’étais au septième ciel!» Cependant, le travail est précaire et solitaire, le salaire est mince et un bébé vient d’arriver. «Noël loin de nos familles, c’était bizarre... On a décidé de revenir.»

Que faire? M. Bonin-Ducharme n’est pas avare d’idées. Et s’il enseignait ce qu’il aime le plus? Il se met en tête de faire une maîtrise en mathématiques appliquées sous la direction de l’éminent Stanley P. Lipshitz, le père du son numérique, à l’Université de Waterloo. Il est accepté! Mais à une condition : réussir, à la fin de l’été, ses quatre cours de mise à niveau avec une moyenne d’au moins 75 p. cent. Il étudie comme un fou... et obtient 73.

«J’étais déchiré. C’était la première fois que je connaissais l’échec. Il était peut-être temps que ça m’arrive...»

Un beau matin, Sylvie suggère simplement que, vu qu’il aime enseigner, il devrait peut-être envisager d’en faire profiter les élèves du secondaire.

Le prof des «tiques»

2006. Après une année de suppléance à Cambridge, où il est obligé de vite apprendre le métier, il lit une petite annonce : l’école secondaire catholique Sainte-Marie, district des Grandes Rivières, cherche trois enseignants. En mathématiques, en art dramatique et en informatique. Il postule les trois postes. Et ça marche! «Il est fier de se dire enseignant des trois “tiques”», souligne avec humour Annik Boucher dans sa lettre.

Dans sa classe de maths, le tableau blanc interactif n’a de tableau que le nom. C’est plutôt un lieu privilégié d’échanges. «Au début, dit-il, j’ai fait l’erreur de m’en servir comme si c’était mon outil, mais c’est l’outil de l’élève. C’est à lui de s’en servir pour créer des choses.» Mais le génial tableau blanc n’est pas tout. «Ce n’est qu’une stratégie. J’utilise aussi beaucoup de langages mathématiques et la manipulation, comme des tours de fractions ou des tuiles algébriques. J’ai un peu fait rire de moi. On m’a dit que les ados ne veulent plus jouer avec des p’tites affaires. Eh bien, je crois qu’au contraire, ils ont besoin du concret plus que jamais. Je me fie là-dessus à l’étude de Luis Radford, Serge Demers et Isaias Miranda, Processus d’abstraction en mathématiques. Et c’est particulièrement vrai pour les “appliqués,” auxquels j’adore enseigner!»

Quand M. Bonin-Ducharme parle d’enseignement des maths ou de la technologie, il sait de quoi il retourne. N’est-il pas concepteur de cours de mathématiques en ligne? Et puis, c’est un partisan de la formation continue. Il la pratique dans les deux sens. D’une part, en participant à tous les projets pédagogiques pertinents, comme l’intégration de la technologie en classe ou l’enseignement hybride. D’autre part, en préparant des ateliers pour transmettre à ses collègues, aussi bien dans les congrès qu’à l’école Sainte-Marie même, ses stratégies gagnantes.

Côté art dramatique, Jules Bonin-Ducharme est omniprésent. Dans sa lettre d’appui, son collègue Martin Breault, EAO, conseiller en orientation, a insisté sur la diversité de son engagement. Résumons : directeur technique du spectacle Apollo, qui fait la promotion de la musique francophone dans les écoles de la région; directeur du club technique de l’école, qui permet aux élèves qui ne brillent pas sur scène de se valoriser en assurant le son et l’éclairage; responsable du développement des joueurs de la Ligue d’improvisation scolaire des Apollos (LISA) et entraîneur de l’équipe étoile d’impro aux tournois parascolaires, dont l’Association franco-ontarienne des ligues d’improvisation étudiantes (AFOLIE).

C’est peu dire que M. Bonin-Ducharme est généreux de son temps. Un de ses élèves, Brandon Labonté, qui l’a eu pendant trois ans comme enseignant et coach d’impro, parle de centaines d’heures de dévouement et de la fierté qu’il éprouvait pour ses élèves. «Il cherchait l’âme artistique présente en chacun…» L’âme artistique? Quand on lui demande ce qu’il entend par là, Jules s’émeut. «L’âme artistique, c’est cette passion intérieure qu’on ignore encore à l’adolescence. Des émotions, une vulnérabilité qu’on cache. Une générosité qu’on oublie de partager. En maths, on oublie souvent que les élèves ont une âme artistique. Or, les mathématiques poussent sans cesse le cerveau à faire des liens... C’est la définition même de la créativité!»

Un enseignant complet

«J’ai ici d’excellents enseignants, qui vont au-delà de la tâche, dit Annik Boucher. Ce qui distingue M. Bonin-Ducharme, c’est qu’il est complet. Il comprend, il ose, même quand tout le monde se rebiffe. Il a d’emblée une attitude positive. Par exemple, quand le Ministère a balisé, par écrit, beaucoup de points en ce qui concerne la politique d’évaluation au service de l’apprentissage, son attitude a été : “Je vais essayer. Si je fais des erreurs, on verra ce qu’on pourra en apprendre”.»

En maths, on oublie souvent que les élèves ont une âme artistique. Or, les mathématiques poussent sans cesse le cerveau à faire des liens… C’est la définition même de la créativité!

Des erreurs? Elles ne font pas peur au jeune enseignant. «En septembre, je dis à mes élèves que, cette année, on célèbre les erreurs. Je leur demande qui veut nous montrer son erreur pour qu’on puisse la corriger tous ensemble. Les mains se lèvent, certains sont déçus que leur erreur ne soit pas exposée. Ce sont les élèves qui trouvent la solution.»

De personne à personne

Aujourd’hui, Jules Bonin-Ducharme est conseiller pédagogique. Ce qui le passionne le plus, c’est l’expérience du partage. «J’ai donné plusieurs ateliers à l’Association francophone pour l’enseignement des mathématiques en Ontario (AFEMO). Tu fais une petite chose dans ta classe et elle se rend tellement loin! Ça nourrit. Ce que j’aime, c’est diffuser l’information de vive voix. Sinon, j’écrirais des bouquins.»

Son bureau est toujours à Sainte-Marie. «Justement, explique Annik Boucher, nous entreprenons un parcours en pédagogie de la résolution de problèmes en mathématiques avec lui. Essentiellement, nous allons poser un diagnostic sur les méthodes actuelles, puis choisir la stratégie appropriée, établir un modèle, l’appliquer et tester les résultats.»

«Il y a plein de gens qui enseignent les portes fermées, dit M. Bonin-Ducharme. Ouvrons ces portes-là, allons voir et faisons part des réussites pour que tout le monde puisse s’améliorer. C’est peut-être idéaliste... mais je vais essayer!»

Les principes d’or de Jules Bonin-Ducharme
  1. Pas d’apprentissage sans erreur. «Einstein a dit : “Une personne qui n’a jamais commis d’erreurs n’a jamais tenté d’innover.” Je focalise sur l’apprentissage plutôt que sur le succès.»
  2. Le concret mène à l’abstrait. «Les maths ont la réputation d’être ennuyantes. Outre la manipulation, parfois je me sers du récit. Par exemple, je raconte l’histoire de Pythagore. Nous devenons tous des pythagoriciens pour déterminer ensemble son fameux a2+b2=c2
  3. Chaque élève est unique et l’école n’est pas faite pour tout le monde. «Je m’inquiète du bien-être de chacun de mes jeunes. Comment susciter son intérêt pour la matière? Je m’inspire beaucoup de la théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner — logique, naturalisme, kinesthésie... Alors je diversifie les approches. Je fais de la différenciation.»
  4. S’imposer, déléguer. «Des problèmes de discipline, j’en ai. De gestion de classe? Je pense que non. Je n’accepte pas qu’on me niaise, je pose mes limites. Je ne serai jamais l’ami des élèves. Parfois, avec les garçons, je dois être le mâle alpha. Mais si je sens que je vais perdre mon calme, je délègue. Je dis : “Le groupe a un problème; quand vous aurez trouvé une solution, je reviendrai.” Et je sors. Les problèmes individuels? Je les règle individuellement.»
  5. Rester éveillé. «Il faut toujours être soi-même en apprentissage. Lire. J’adore les livres de mathématiques, mais aussi ceux des grands pédagogues et les récits d’expériences pédagogiques.»
  6. Établir ses priorités. «Tout m’intéresse. Mais j’ai appris à dire non et à être perfectionniste au bon moment. Surtout, à établir mes priorités, dans cet ordre : moi, mon couple, mes enfants, mes élèves.»
Le rôle de la direction d’école

Qu’est-ce que la direction d’école peut apporter à un enseignant?

Dans son bureau de l’école secondaire catholique Sainte-Marie, à New Liskeard, Annik Boucher réfléchit... Puis elle raconte : «L’une des personnes qui m’a donné des références au sujet de Jules Bonin-Ducharme, quand je l’ai engagé, m’a mise en garde : Attention, il dit toujours oui à tout et, comme il se donne toujours à 150 %, il risque de s’éparpiller.» Alors, j’ai été sa raison. Quand il le fallait, j’ai tiré les rênes. Mais aussi je l’ai écouté, je l’ai accompagné. Le plus beau cadeau que j’ai pu lui faire, c’était de lui laisser la chance d’exercer son leadership.»